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Violence conjugale : prévenir le pire

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Violence conjugale

Khaoula Grissa a échappé de peu à la mort. Ce matin funeste de décembre 2019 restera à jamais gravé dans sa mémoire. Elle enveloppait des cadeaux de Noël dans le salon de son nouveau logement, à Montréal, sa fille de deux ans à ses côtés.

L’horreur a frappé lorsqu’elle est allée chercher un stylo dans sa chambre : son ex-conjoint l’attendait, tapi dans la penderie, armé d’un couteau. Il avait réussi à s’introduire dans l’appartement à son insu au moment où elle était sortie chercher du papier d’emballage dans le garage. Il s’est jeté sur elle, lui a ordonné d’enlever ses vêtements et l’a violée. Puis il lui a entaillé le poignet avec le couteau. Muni d’une corde et de médicaments, il projetait de les tuer, elle et leur fille.

Khaoula ne sait pas où elle a trouvé les mots capables de le faire changer d’idée. « Je lui ai rappelé pourquoi nous nous étions mariés : il voulait tellement une famille… Je lui ai dit de me tuer, mais d’épargner notre enfant », raconte-t-elle. Il s’est calmé et elle en a profité pour s’enfermer dans la salle de bains avec sa fille. Quelques instants plus tard, elle a entendu le bruit d’une chaise qu’on renverse. Son ex s’était pendu.

« Je pense constamment à cette journée », dit la femme de 44 ans d’une voix sourde. Enseignante en soins infirmiers, elle a repris le cours de sa vie, mais continue d’avoir peur.

khaoula grissa

Photo : Stéphane Drolet

Vêtue de son uniforme, les cheveux noués en queue de cheval, elle raconte tout cela pendant son heure de lunch dans un des hôpitaux où elle travaille, à Montréal. Sur ses traits fins, la colère se lit encore. « Le système a échoué à me protéger », dénonce-t-elle.

Comme il n’a pas su le faire pour les 17 victimes tuées par leur conjoint ou leur ex en 2021. Le pire bilan depuis 2009. Ni pour les autres femmes mortes aux mains d’agresseurs, comme cette travailleuse du sexe en novembre 2021, à Montréal.

Quelle aide ?

Plusieurs d’entre elles seraient encore vivantes si quelqu’un – policier, agent de probation, travailleur social, psychologue… – avait tiré la sonnette d’alarme au moment opportun.

Différents professionnels auraient alors pu conjuguer leurs efforts et former un groupe d’intervention rapide ou cellule de crise. Un tel mécanisme a fait ses preuves. Les groupes existant au Québec – une dizaine – sauvent des vies. Et préviennent des drames comme celui qu’a vécu Khaoula Grissa.

« Khaoula a fait tout ce qu’il fallait. Elle avait changé d’appartement et de voiture pour échapper à son ex-conjoint. C’est le système de justice qui a manqué à son devoir », dit Sabrina Lemeltier, directrice de la maison d’hébergement La Dauphinelle.

C’est là où Khaoula s’est réfugiée en 2019, avant que son ex séjourne en prison. Il y est resté 45 jours. Dès sa sortie, il a écrit sur Facebook vouloir « passer Noël avec sa femme et sa fille ».

Khaoula savait de quoi il était capable… Déjà, il avait bravé d’autres interdictions de l’approcher et il le ferait encore cette fois-ci. Elle a donc immédiatement averti la police et la procureure. « Les policiers m’ont dit qu’ils l’auraient à l’œil. La procureure ne pouvait rien faire », s’indigne-t-elle.

Si la police, la procureure et la maison d’hébergement avaient mis en commun les informations dont chacune disposait, elles auraient sans doute mieux évalué la menace. Mais un tel mécanisme de concertation n’existait pas à Montréal… Il n’existe toujours pas, même si des gens y travaillent.

violence conjugale

Illustration : Imelda Jeuris

Prêter attention aux indices

Les drames familiaux sont pourtant presque toujours précédés de signaux. Le Bureau du coroner du Québec l’a observé dans son enquête sur 19 décès survenus ces dernières années lors de 10 événements tragiques. Antécédents de violence, harcèlement, séparation récente, toxicomanie… des facteurs de risque ont mené à ces meurtres et ils étaient connus d’au moins un professionnel. Dans la totalité des cas, la victime ou l’agresseur avait été en contact avec un établissement de santé, les services sociaux, la police ou un procureur dans les mois précédant la tragédie.

Dans 8 cas sur 10, ces personnes avaient cherché de l’aide auprès d’au moins deux services. Ces derniers auraient dû agir, leur reproche le Bureau du coroner dans son rapport publié en décembre 2020. Il recommande donc, noir sur blanc, que toutes les régions se dotent de groupes d’intervention rapide. Comme l’ont fait Laval, Lanaudière et la Mauricie, notamment.

Dans la foulée, 21 experts en violence conjugale ou sexuelle ont fait la même recommandation dans leur rapport Rebâtir la confiance. Coprésidé par la juge Élizabeth Corte et la professeure de droit Julie Desrosiers, de l’Université Laval, ce comité devait se prononcer sur les façons de mieux accompagner les victimes dans le processus judiciaire. Conclusion : on doit leur offrir plus de sécurité. Il s’agit même d’un « enjeu de taille au moment de dénoncer la violence vécue […] car les victimes craignent les menaces et les représailles, tant envers elles qu’envers les enfants », écrivent les auteurs.

« Les cellules de crise sont le meilleur moyen d’asseoir tout le monde à une même table pour faire une évaluation rapide de la dangerosité de l’agresseur », dit la directrice de la maison d’hébergement La Dauphinelle, membre de ce comité d’experts. D’accord, mais le temps presse. Car la COVID-19 a agi en catalyseur de violence. Une crise, qu’elle soit causée par un virus ou une catastrophe naturelle, exacerbe les facteurs de risque, selon Dave Poitras, chercheur à l’Institut national de santé publique du Québec. « Elle engendre de l’isolement social, des pertes d’emploi et génère du stress », dit-il. Un cocktail parfois mortel, dont les effets peuvent persister tant que la crise n’est pas résorbée. En 2009, l’année suivant la crise économique mondiale, 17 féminicides ont été commis en sol québécois. On en compte habituellement une dizaine par an.

Face à la nouvelle recrudescence, la ministre responsable de la Condition féminine, Isabelle Charest, n’est pas restée les bras croisés. Au printemps 2021, elle a ajouté neuf millions de dollars aux cinq millions annoncés six mois plus tôt pour créer de telles cellules de crise partout au Québec. « Les voies empruntées par une victime pour entrer dans le système sont multiples. Les différents acteurs doivent donc se parler et lever un drapeau rouge quand la situation l’exige. Nous avons plus que doublé le budget prévu pour leur création. C’est la preuve que nous y croyons », dit la ministre Charest.

Toutes les régions devraient avoir au moins une cellule de crise d’ici 2024, espère-t-elle. Le Québec pourrait en compter une quarantaine en 2026, soit quatre fois plus qu’en ce moment.

violence conjugale

Illustration : Imelda Jeuris

Agir rapidement

La première de ces cellules de crise a été fondée il y a plus de 20 ans, à Laval. Les membres d’A-GIR, pour Arrimage – Groupe d’intervention rapide, ont mené à ce jour plus d’une centaine d’opérations sur le territoire lavallois. Toutes les victimes de violence conjugale ont eu la vie sauve.

Le groupe procède toujours en amont, auprès des hommes violents, avant qu’ils commettent l’irréparable. Martin Métivier, chef de l’Urgence sociale de la police de Laval, se souvient avec acuité d’une opération qu’il a supervisée il y a neuf ans.

Coresponsable d’A-GIR, c’est lui qui, un soir de novembre 2012, a reçu l’appel d’une employée de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) de Laval. Elle s’inquiétait du comportement d’un père instable psychologiquement qui avait cherché à voir ses enfants, sans respecter son horaire de visite. Elle devait lui annoncer qu’il n’aurait plus le droit de les voir sans la présence d’un représentant de la DPJ et craignait sa réaction. « Dans les semaines précédentes, sa femme avait appelé le 911 trois fois parce qu’il menaçait de se suicider, et on l’avait transporté à l’hôpital », raconte Martin Métivier.

Cheveux en brosse, chemise blanche, cravate et pantalon impeccables, Martin Métivier n’est pas un travailleur social comme les autres. Il fait partie de l’état-major de la police de Laval, même s’il n’est pas agent. Il a ainsi les coudées franches pour déployer des moyens exceptionnels si nécessaire, comme de la filature.

Moins de 48 heures plus tard, les membres d’A-GIR étaient réunis pour élaborer un plan d’action. La DPJ, les services policiers, un organisme d’aide aux hommes, un centre de crise pour personnes en détresse, le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) et la Maison L’Esther ont un représentant au sein du groupe. De 7 à 15 personnes participent à ces réunions d’urgence.

Première étape : révéler aux autres toute information digne d’intérêt. Quand des vies sont en danger, les intervenants psychosociaux, le personnel médical et les policiers ont le droit de partager des renseignements confidentiels.

C’est d’ailleurs à la suite d’un drame familial, survenu à Baie-Comeau en 1996, que le projet de loi 180 – modifiant les modalités entourant la divulgation de renseignements privés – a été adopté pour assouplir les règles de confidentialité. Pas besoin de craindre un homicide ou un suicide : un risque de blessures graves est suffisant pour lever le secret professionnel. Le soir de novembre 2012, se rappelle Martin Métivier, la mère des enfants était en danger. L’enregistrement des appels faits au 911 ne laissait pas de place au doute. « Il y avait des cris. Le monsieur disait qu’il allait se suicider, mais il menaçait aussi sa femme. C’était de la violence conjugale, même si la dame a minimisé tout ça après coup », raconte-t-il.

Les membres d’A-GIR ont établi une séquence d’intervention. La DPJ annonçait au père qu’il ne pouvait plus voir ses enfants sans sa supervision. Tout de suite après, un intervenant de l’organisme d’aide CHOC (Carrefour d’hommes en changement) le rencontrait pour lui offrir du soutien et le convaincre de passer quelques jours à L’îlot, un centre de crise pour personnes suicidaires.

S’il avait refusé cette aide et avait fui, des policiers auraient pu suivre ses déplacements grâce à son cellulaire et l’amener de force à l’hôpital, où il aurait été traité. Mais il a accepté de se rendre à L’îlot. Pendant ce temps, sa conjointe et ses enfants étaient accueillis en maison d’hébergement.

Des actes prévisibles ?

Beaucoup de passages à l’acte sont précipités par un événement. Un homme qui a des problèmes de comportement vivra une demande de divorce, une plainte à la police ou une convocation à la cour comme une agression. Et il aura envie d’y répliquer.

« Il y a des moments charnières dans un processus de séparation. Il faut être très vigilant », dit Chantal Arseneault, coresponsable d’A-GIR et coordonnatrice de la maison d’hébergement pour femmes L’Esther, à Laval.

Un homme agressif qui a perdu tout espoir devient une bombe à retardement. Il n’y a plus de limites à sa brutalité. S’il a perdu sa conjointe, la garde de ses enfants et son travail, il peut se dire qu’il n’a plus rien à perdre. Le tiers des homicides conjugaux sont suivis d’un suicide.

Avant qu’un homme reconnaisse ses torts et accepte de s’engager dans une thérapie, il faut parfois passer par la case des accusations criminelles. « Souvent, ça prend cet électrochoc, sinon la remise en question est difficile. Mais il faut aussi des services aux hommes par la suite », insiste Claude Turcotte, coresponsable du groupe Alerte Lanaudière.

« On l’a vu dans plusieurs des féminicides de la dernière année : quand un homme violent devient suicidaire, le niveau de danger monte de façon spectaculaire, souligne Martin Métivier. Dans une cellule de crise, on le note tout de suite. »

Elisapee Angma, 44 ans. Myriam Dallaire, 28 ans, et sa mère, Sylvie Bisson, 60 ans. Lisette Corbeil, 56 ans… Comment se fait-il que personne n’ait pu empêcher des ex-conjoints jaloux et perturbés d’assassiner ces femmes en 2021 ?

Dans le cas d’Elisapee, l’ex sortait de prison et avait déjà enfreint des interdictions de contact avec celle-ci. L’ancien compagnon de Myriam, lui, vivait mal sa récente séparation et avait été reconnu coupable de violence conjugale à l’endroit d’une autre femme en 2018. Quant à l’ex-conjoint de Lisette, il n’acceptait pas qu’elle ait un nouvel amoureux; il avait été évalué en psychiatrie et les policiers lui avaient retiré ses armes de chasse.

« Les homicides conjugaux sont les plus faciles à éviter parmi tous les types d’homicides », confirme Christine Drouin, agente de recherche à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal.

Épaulée par des collègues, cette criminologue a créé une grille d’évaluation du risque qui tient sur deux pages. Plusieurs groupes d’intervention s’en servent pour bien jauger le possible dérapage du compagnon.

L’homme a-t-il déjà été violent envers des femmes? Est-il impulsif ? Cette attitude devrait éveiller les soupçons. S’il n’accepte pas la séparation et souffre de dépression, le risque monte d’un cran. Il grimpe encore s’il profère des menaces, possède des armes ou suit son ex quand elle sort de chez elle.

La liste comprend une quarantaine d’éléments à soupeser. Il est donc primordial que tous ceux qui détiennent l’une ou l’autre de ces informations se parlent, afin de tracer un portrait complet de la situation. Le personnel d’une maison d’hébergement peut questionner la victime, mais pas l’agresseur. « S’il a un plan d’homicide, le risque est imminent », insiste Christine Drouin. Or, un centre de crise ou un psychologue connaît peut-être cet élément crucial. Il devrait en informer la cellule de crise de sa région au plus vite. Ou, s’il n’y en a pas, se tourner vers les services policiers. La loi 180, sur la levée de la confidentialité, le lui permet.

Une discussion ouverte

Claude Turcotte reçoit des gars en difficulté à l’organisme Au cœur de l’il, qui vient notamment en aide aux hommes violents à Joliette. Leur parler de suicide est un moyen de savoir s’ils nourrissent des pensées meurtrières.

« La plupart du temps, ils nous donnent la réponse », dit l’intervenant psychosocial. Un pervers-narcissique ou un antisocial cachera ses intentions. Mais un homme en détresse, qui rumine l’idée de tuer son ex, accepte d’en parler plus souvent qu’on pense. « Il a un scénario, mais ne réfléchit pas à ce qui se passera après. Quand on le lui fait réaliser, son plan se défait en général », explique-t-il. La cellule de crise de la région, Alerte Lanaudière, compte déjà plus d’une quinzaine de membres. Mais à titre de coresponsable du groupe, Claude Turcotte voudrait bien en voir s’ajouter un : un centre d’hébergement pour hommes. « Si c’est l’homme qui pose problème, c’est lui qu’il faut sortir de la maison. Pas la femme », dit-il.

Avant qu’un homme reconnaisse ses torts et accepte de s’engager dans une thérapie, il faut parfois passer par la case des accusations criminelles – menaces de mort, voies de fait, etc. « Souvent, ça prend cet électrochoc. Sinon, la remise en question est difficile. Mais il faut aussi des services aux hommes par la suite », insiste Claude Turcotte.

Chacun son modèle

Là où les groupes n’existent pas encore ou sont peu rodés, le Carrefour sécurité en violence conjugale (CSVC) peut venir en renfort. De son bureau à TroisRivières, la coordonnatrice clinique, Karine Messier Newman, reçoit des demandes de partout au Québec. « Nous avons trois situations de crise en ce moment dans trois régions. Nous devons entre autres assurer la sécurité d’une femme dont l’ex-conjoint sort de prison dans deux semaines. Je vais peut-être devoir répondre à des appels urgents », dit-elle d’entrée de jeu.

Fondé à Shawinigan au début des années 2000, le CSVC fonctionne sur un modèle un peu différent de celui d’A-GIR. Les régions qui le désirent sont invitées à implanter les façons de faire de l’organisme sur leur territoire, tout en continuant de profiter de l’expertise du bureau principal.

« Quand une région devient autonome, c’est tant mieux. Mais on continue d’être là au besoin», dit la coordonnatrice. Cette dernière offre de la formation, contribue à tisser des liens avec les organismes de la région qui n’ont pas encore joint la cellule de crise ou aide les intervenants à évaluer le niveau de risque d’une situation.

À chaque ville ou région de déterminer lequel de ces modèles, A-GIR ou CSVC, lui convient le mieux. Ils ne sont pas en concurrence. Et la ministre Isabelle Charest n’a pas voulu en imposer un en particulier. « À certains endroits, des intervenants se concertent déjà et nous devons respecter les structures qu’ils se sont données. Cela ne se déploie pas de la même manière selon les régions. Certaines sont densément peuplées et multiethniques, d’autres non ; c’est important que chacune ait sa couleur pour répondre aux besoins », dit-elle.

En Abitibi-Témiscamingue, par exemple, le groupe Rabaska tisse des liens avec les communautés autochtones pour s’assurer de respecter leurs particularités culturelles.

Les groupes d’intervention rapide ne pourront à eux seuls prévenir tous les féminicides. Ni sortir pour de bon les victimes du cycle de la violence. Ce n’est pas pour rien que le plan de lutte contre la violence conjugale 2020-2025 piloté par la ministre de la Condition féminine comprend 14 actions et bénéficie de plus de 180 millions de dollars.

N’empêche, les cellules de crise ont la faveur d’Isabelle Charest. « C’est l’une de mes mesures favorites, même si toutes sont essentielles », lance la ministre.

Car pour sortir une victime des griffes d’un monstre, il faut d’abord la garder en vie.

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