« Dans mon temps… » Les jeunesses de toutes les époques se sont crispées en entendant cette expression ouvrant l’un des discours de leurs aînés. Car il est rare qu’on l’utilise simplement pour raconter le passé. On cherche le plus souvent à dire : « Dans mon temps, on travaillait dur, et la réalité était difficile, tandis que les jeunes d’aujourd’hui… »
On a toutes nos « dans mon temps » intérieurs, dès que l’on n’est plus soi-même parmi les plus jeunes des plus jeunes. La société change très rapidement, et ses valeurs avec elle.
Il y a toutes sortes d’épreuves par lesquelles les aînées ont dû passer sans broncher et qui ne sont plus jugées acceptables aujourd’hui. On pense au sexisme ordinaire en milieu de travail. Ou encore aux conditions d’emploi étudiant à temps partiel. En général, nous en sommes heureuses. Mais parfois, une petite voix en nous dit : « Si j’ai réussi à surmonter cette situation ou telle autre, et à en retirer quelque chose, la jeunesse devrait être en mesure de passer par là aussi… Est-elle devenue trop douillette ? Ne manque-t-elle pas d’occasions de se forger le caractère ? »
C’est un réflexe profondément humain. Si on tire de la fierté de nos expériences difficiles, on risque de les considérer comme des rites de passage. Le danger c’est qu’en glorifiant les épreuves, on peut contribuer à les reproduire pour la génération suivante et celles d’après. Notre récit personnel chargé d’orgueil devient alors un obstacle au changement social.
La jeunesse d’aujourd’hui refuse d’occuper des emplois mal rémunérés, qui relèvent de la véritable exploitation. Elle est plus sensible aux questions de harcèlement et de discrimination. Elle parle plus ouvertement de santé mentale. Son rapport à la sexualité a évolué grâce au mouvement #MoiAussi. Et c’est tant mieux !
Ces changements sociaux ont vu le jour parce que des mères ont fait le choix de ne pas se laisser décourager par les « dans mon temps » de leurs grands-mères. Elles ont ouvert des portes aux jeunes femmes. Et celles-ci se préoccupent à leur tour d’injustices qui n’avaient pu être combattues par leurs aïeules.
Pour survivre aux épreuves de la vie, on doit souvent les normaliser, les banaliser même. Lorsqu’une nouvelle génération déclare « ça suffit », elle nous invite à réfléchir aux injustices qu’on s’était forcées à accepter, aux réalités difficiles qu’on avait cru immuables. Leur prêter oreille demande une remise en question éprouvante.
L’écoute et l’évolution manifestées par les gens tout au cours de leur vie contribuent au progrès social. Dans un monde qui bouge si vite, les ponts entre les générations se fragilisent. Ils en sont d’autant plus précieux !
Il faut chérir ce dialogue et cette ouverture afin qu’ensemble on travaille à bâtir « notre » temps à toutes et non plus le temps des autres.
Emilie Nicolas est chroniqueuse pour Le Devoir et The Montreal Gazette. Elle est aussi anthropologue, conférencière et consultante sur les enjeux de politiques publiques, équité, droits humains, coopération internationale, racisme et genre.
Cet article Le dialogue entre les générations selon Émilie Nicolas est apparu en premier sur Châtelaine.