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Grossophobie médicale : la dure réalité des patientes en surpoids

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Stéphanie Manias ne va plus chez le médecin depuis des années, à moins que ce soit essentiel. Chaque fois, une peur l’envahit. « Celle de me faire encore dire que je suis grosse. Comme si je ne le savais pas ! Et de me faire regarder comme si je mentais quand je décris mes habitudes de vie », raconte-t-elle. D’aussi loin qu’elle se souvienne, la soprano dans la trentaine a toujours été plus dodue que la moyenne. Les régimes, elle les a tous essayés. Sans succès.

Or, chaque fois qu’elle se retrouve face à un omnipraticien, ce dernier semble croire qu’elle ne fait pas d’efforts, qu’elle se vautre dans la malbouffe et ne pratique aucune activité physique. « Quand un médecin me suggère de manger moins de chips, je trouve ça tellement ridicule. Je n’en mange jamais ! » lance la rouquine, exaspérée.

Ces idées préconçues sur le poids sont bien répandues chez les professionnels de la santé, selon la psychologue américaine Rebecca Puhl, qui a signé quelque 115 études sur le sujet. « Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’ils les admettent sans gêne. Selon eux, les personnes obèses sont paresseuses, manquent de volonté, ne sont pas motivées à améliorer leur santé. Ils avouent même avoir moins de respect pour elles ! » souligne-t-elle en entrevue depuis son bureau de l’Université du Connecticut.

Ces préjugés explicites, c’est-à-dire exprimés ouvertement, seraient partagés par 67 % des étudiants en médecine, selon une étude du Rudd Center, où Rebecca Puhl est chercheuse. Quant aux préjugés implicites, ceux qui sont inconscients ou inavoués, ils seraient présents chez les trois quarts d’entre eux. Une attitude lourde de conséquences pour la santé des patients. Des études ont en effet démontré que les médecins de première ligne consacrent 28 % moins de temps aux rendez-vous avec des personnes corpulentes.

Résultat : nombreuses sont celles qui, comme Stéphanie, fuient le système de santé. Plus le poids d’une femme est élevé, moins il y a de chances qu’elle se soumette aux tests préventifs recommandés pour sa tranche d’âge, selon des données canadiennes. Par exemple, au cours des trois années précédentes, les femmes gravement obèses ont été jusqu’à 40 % moins susceptibles de passer un test de Pap, visant à détecter un cancer du col de l’utérus, que celles qui ne font pas d’embonpoint. Ce faisant, ces femmes sont plus à risque qu’un problème de santé non détecté s’aggrave.

Les conséquences de la grossophobie ne s’arrêtent pas là. Dépression, pensées suicidaires, troubles alimentaires… Les personnes qui se sentent stigmatisées à cause de leur poids présentent même un risque de mortalité accru de 60 %, selon une étude de 2015 rassemblant plus de 65 000 répondants.

Une question d’équilibre

Est-ce à dire que l’obésité ne devrait pas être abordée par les médecins ? Non, répond Marie-Pierre Gagnon Girouard, professeure et chercheuse en psychologie de la santé à l’Université du Québec à Trois-Rivières. « Les médecins ne peuvent pas ne pas parler de poids, puisque cela a vraiment un effet sur la santé. Ils font ce qu’ils croient être leur devoir, c’est-à-dire avertir, sermonner. Mais ils doivent aussi reconnaître que le mentionner ne fera pas une grande différence, puisque l’obésité est un problème complexe. Il ne suffit pas de faire des efforts pour le régler », tranche-t-elle.

En effet, l’idée selon laquelle la différence entre les calories ingérées et dépensées influence à elle seule le poids d’une personne est aujourd’hui réfutée par la majorité des experts. Les récentes études sur l’obésité pointent plutôt vers une multitude de facteurs, notamment héréditaires et métaboliques, difficiles à maîtriser (voir l’encadré plus loin).

Reste qu’un important excédent de poids demeure un facteur de risque non négligeable pour bon nombre de maladies. La pandémie actuelle en est un exemple frappant : les personnes obèses sont non seulement 46 % plus susceptibles d’être infectées par la COVID-19, elles sont aussi davantage hospitalisées (113 % de plus) et transférées aux soins intensifs (74 % de plus), et elles en meurent en plus grand nombre (taux de mortalité de 48 % plus élevé), selon une méta-analyse regroupant 75 études.

C’est loin d’être tout. Diabète de type 2, maladies cardiovasculaires, troubles musculosquelettiques, même certains cancers sont plus fréquents chez les personnes corpulentes. Et avec l’explosion des taux d’obésité – un adulte québécois sur quatre était considéré comme obèse en 2018 –, la question est devenue un véritable enjeu de santé publique.

Malgré tout, les médecins doivent apprendre à voir au-delà des chiffres, juge Angela Alberga, professeure de sciences de l’exercice à l’Université Concordia et collaboratrice à l’organisme Obésité Canada. « Le poids n’est qu’un seul des facteurs de risque de ces maladies. On a tendance à supposer qu’une personne en situation d’obésité a des problèmes de santé, mais il s’agit d’un préjugé si on n’a pas d’abord évalué ses habitudes de vie. Tout comme on ne peut présumer qu’une personne mince est en bonne santé », insiste-t-elle.

Mélinda Monnin, une brunette qui assume avec confiance ses rondeurs, connaît bien le raccourci « grosse = malade ». Suivie par la même médecin de famille depuis 2004 – et attendant avec impatience le jour où cette dernière prendra sa retraite –, la trentenaire se soumet à des tests sanguins pour le dépistage du diabète de type 2 et du taux de cholestérol LDL deux ou trois fois par année. « Je crois qu’à ses yeux il est impossible que je sois en bonne santé », laisse-t-elle tomber.

Et quand Mélinda la consulte pour un problème dont elle souffre, la recommandation est toujours la même : maigrir. « Que je la voie pour des migraines, de la sécheresse oculaire ou un mal de genou, elle me propose toujours de perdre du poids », dit-elle, incrédule.

Être corpulente et en forme, c’est tout à fait possible. De plus en plus de professionnels de la santé le reconnaissent. (Photo : Getty Images)

Des sermons nuisibles

Ainsi, les discours culpabilisateurs sur le poids deviennent contre-productifs. Une expérience à l’Université de la Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney, en Australie, a pu démontrer en laboratoire que les personnes obèses exposées à du contenu grossophobe consommaient par la suite plus de calories. « C’est normal. On ne peut pas encourager une personne à prendre soin d’elle en la poussant à détester son corps. Certains croient qu’humilier les gens va les motiver à maigrir, mais on a maintenant des tonnes de preuves scientifiques qui nous démontrent que cela a l’effet inverse », fait valoir Lydia Hayward, qui a mené la recherche.

Cathy Bergman, consultante en marketing dans la soixantaine, peut en témoigner. Mesurant 1,60m, elle pèse plus de 145 kilos quand elle consulte un médecin à qui elle assure tout faire pour mincir. Sa réponse ? Essayez plus fort. « J’étais si frustrée et blessée dans mon estime que je suis entrée dans le premier McDonald’s que j’ai vu pour commander un double Big Mac et des frites, raconte t-elle. C’est déjà tellement difficile de demander de l’aide ! Se faire rabrouer de cette façon ne donne pas du tout envie de continuer à se battre. »

Le réflexe de toujours mettre en cause le poids a parfois mené au drame. Il a coûté la vie à Ellen Maud Bennett, une femme de Colombie-Britannique décédée en mai 2018 d’un cancer généralisé détecté trop tard. Après des années passées à chercher de l’aide auprès de différents médecins qui lui conseillaient uniquement de perdre du poids, elle n’a su de quoi elle souffrait que quelques jours avant de mourir, à 64 ans. « Le dernier souhait d’Ellen était que sa mort pousse les femmes de forte taille à se battre pour leur santé et à refuser que leur poids soit considéré comme leur unique problème », pouvait-on lire dans son avis de décès, qui expose la grossophobie dont elle a été victime.

L’histoire d’Ellen Maud Bennett a marqué la journaliste Gabrielle Lisa Collard, elle-même « grosse » – un qualificatif qu’elle revendique. À la tête du blogue DixOctobre, elle a recueilli des dizaines de témoignages sur la grossophobie médicale. Tumeur non diagnostiquée, dépression banalisée, propos dénigrants… Ce sombre tableau a ébranlé sa confiance dans le système de santé.

« Je ne sais pas ce que je vais faire si un jour j’ai un problème grave, comme un cancer, qui m’oblige à être suivie de près. Ma survie dépendra peut-être des préjugés de la personne qui me soignera », avance l’autrice de Corps rebelle – Réflexions sur la grossophobie paru en octobre (Québec Amérique).

Au Collège des médecins du Québec, le code de déontologie stipule que ses membres doivent avoir une conduite irréprochable envers leurs patients et qu’ils ne peuvent refuser des soins pour une question d’apparence physique. « Je trouve aberrant que l’un des nôtres puisse avoir des commentaires désobligeants à propos du physique d’une personne », déclare le président du Collège, le DMauril Gaudreault, ajoutant toutefois que, selon lui, une minorité serait concernée.

Une meilleure façon de faire

Heureusement, les choses pourraient changer. En août 2020, la communauté médicale du pays a été appelée à revoir la façon de traiter les personnes corpulentes avec la publication, dans le Journal de l’Association médicale canadienne, d’une nouvelle ligne directrice sur l’obésité. Établie à partir d’une méta-analyse de 550 000 articles scientifiques, celle-ci considère l’obésité comme une maladie chronique qui devra être suivie toute la vie au même titre que l’asthme ou la fibrose kystique. L’approche désormais préconisée : viser l’amélioration de l’état de santé et le bien-être du patient, plutôt qu’une perte de poids à tout prix.

C’est un grand changement de culture, selon le DAndré Tchernof, professeur à l’Université Laval et directeur de la recherche en obésité à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec. « Il s’agit de s’éloigner du poids corporel comme seul indicateur de santé et d’analyser d’autres sphères. La personne fait-elle du diabète de type 2 ? Ses taux sanguins de lipides annoncent-ils un risque plus grand de maladies cardiovasculaires ? Si ce n’est pas le cas, et que les habitudes de vie sont bonnes, c’est tout simplement une personne avec une charpente plus importante et un surplus de poids. Pas besoin d’entreprendre quoi que ce soit », souligne-t-il.

Et si traitement il doit y avoir, plus question d’agir que sur la nutrition et l’activité physique. La nouvelle ligne directrice encourage le recours à des interventions multidisciplinaires, dont la psychothérapie, la pharmacothérapie et, au besoin, la chirurgie bariatrique. Noir sur blanc, on reconnaît aussi enfin que les préjugés sur l’obésité ont affecté la qualité des soins offerts à ceux qui en souffrent. Les médecins sont d’ailleurs avisés que les personnes obèses ne souhaitent pas toutes maigrir. Par conséquent, ils doivent leur demander si elles souhaitent perdre du poids et, si oui, déterminer avec elles les objectifs visés.

Bref, le patient doit être entendu et être partie prenante de son plan de traitement. « C’est au cœur de cette approche. Et la littérature scientifique le démontre : il y a beaucoup plus de chances de succès de cette façon », affirme le DTchernof.

Mais tout n’est pas gagné. Si l’Organisation mondiale de la santé et les associations médicales influentes de la planète statuent l’une après l’autre que l’obésité constitue bel et bien une maladie, ce n’est toujours pas le cas au sein de nos gouvernements. Ni chez les assureurs privés.

La bonne nouvelle, c’est qu’il y a des médecins déterminés à faire évoluer les mentalités. C’est le cas d’Alexandro Zarruk, l’un des 12 praticiens du Québec certifiés par le Conseil américain en médecine de l’obésité (ABOM). Il s’est donné pour mission d’informer ses collègues. « Lors de mes conférences, je fais souvent face à de la résistance de la part de certains de mes pairs qui croient encore que le poids est une question de volonté, dit-il. Si, en tant que professionnel traitant, j’ai de la difficulté à leur faire accepter l’état actuel des connaissances, j’ose à peine imaginer ce que ce doit être pour un patient de les affronter. »

Quand une personne ronde se présente à son cabinet pour une première visite, bien souvent, il constate qu’elle s’est déjà heurtée à des confrères qui ne la croyaient pas. « Je vois tout de suite la peur, l’anxiété dans son regard. Avant même que j’aie dit un mot », raconte-t-il dans son bureau de l’hôpital du Lakeshore. Pour désamorcer la situation, il s’arme de son large sourire, de son sens de l’humour et, surtout, d’écoute. Il ne présume jamais que les patients qui le consultent ne savent pas prendre soin d’eux-mêmes. « Ils en savent souvent plus à propos de l’alimentation et de l’obésité que la plupart des généralistes », affirme-t-il.

Un professionnel de la santé bienveillant, Gabrielle Lisa Collard en a rencontré un il y a quelques années. « Il a changé ma vie, confie-t-elle. Il a été le premier à me dire que je pouvais être grosse et en forme. » Il lui a offert son aide si elle désirait vraiment perdre du poids, mais sans jamais lui dire qu’il s’agissait de la seule voie possible. Il l’encourageait simplement à bouger pour donner à son corps ce qu’il lui faut pour être en bonne santé. Exactement ce qu’elle avait besoin d’entendre pour se concentrer sur ce qui compte réellement : un mode de vie sain.

Après des expériences désastreuses dans des cabinets de médecin, Cathy Bergman a aussi fini par trouver du soutien. Dans son cas, c’est un kinésiologue qui a su changer la donne. « Avec lui, j’ai compris qu’un chiffre sur un pèse-personne ou une taille de jean, ce n’était pas un objectif, illustre-t-elle. Pour me motiver, je devais penser à ma santé, à la façon dont je me sens. Monter les escaliers sans être essoufflée, gravir une montagne, ne plus avoir mal au dos, ça, c’est constructif. »


Les véritables causes de l’obésité

Manger moins, bouger plus. Cette formule qu’on nous ressasse depuis des années aurait en fait très peu à voir avec notre tour de taille. « J’irais même jusqu’à remettre en question le concept de libre arbitre en matière de poids corporel. On pense qu’on le maîtrise, mais c’est faux », lance le DAndré Tchernof, de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec.

Habitué à devoir étayer cette affirmation, il précise que de 40 % à 70 % du poids serait défini par l’héritabilité génétique, c’est-à-dire l’exposition pendant la grossesse à un environnement qui favorise des changements dans l’ADN. Des expériences sur des animaux ont déjà démontré que certaines interventions pendant la gestation pouvaient influencer les goûts alimentaires et les hormones qui gèrent le métabolisme. En combinant ces facteurs à des mutations préexistantes dans notre ADN et à un environnement où les calories sont disponibles en abondance, on obtient les taux d’obésité qu’on connaît.

Et la motivation n’a rien à y voir. À preuve, l’étude Look AHEAD, qui a suivi 5000 personnes diabétiques pendant 10 ans. Les participants obtenaient le meilleur accompagnement possible pour une perte de poids saine. Psychologue, kinésiologue, cours de cuisine, accompagnement à l’épicerie, soutien téléphonique… Le top ! La première année, tous perdaient du poids. Mais à partir de la deuxième, plusieurs ont commencé à en reprendre, même s’ils maintenaient leurs bonnes habitudes. Après quatre ans, seul le quart des participants avait réussi à conserver une perte égale ou supérieure à 10 % de leur poids de départ. En clair : pour certains, impossible de faire fléchir durablement l’aiguille du pèse-personne.

« Bref, les personnes minces qui se félicitent de ne pas être obèses morbides sont dans le champ. Je n’ai jamais calculé une calorie de ma vie et pourtant, je ne pèse pas 300livres. Pourquoi ? Parce que le système est normalement bien régulé. Il s’adapte spontanément », fait-il valoir. Par exemple, lorsqu’on exagère un peu sur le gelato et le bon vin pendant les vacances, une compensation calorique va normalement se mettre en branle les jours suivants. Notre appétit va diminuer sans même qu’on s’en rende compte. Nos muscles brûleront quant à eux davantage d’énergie et notre poids va se stabiliser à long terme.

Chez une personne portée à gagner du poids facilement, ces mécanismes sont défaillants. « Même sans grands excès, elle peut facilement prendre un ou deux kilos par année, ce qui la mène à long terme vers l’obésité. Prétendre maîtriser ça est illusoire », conclut le DTchernof.


Cet article est paru dans notre numéro de novembre/décembre.
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