Les rayons du soleil jouent à travers les aiguilles d’une épinette. Sur une branche, cinq paires d’ailes orange striées de noir battent à l’unisson. Soudain, ces monarques prennent leur envol et vont en rejoindre une trentaine d’autres disséminés dans le jardin d’Huguette et Rénald St-Onge, à Saint-Hyacinthe. L’un d’eux, d’une dizaine de centimètres d’envergure, se pose sur les pétales d’une rudbeckie. Lumière orangée sur fond jaune. Rénald lève délicatement son appareil photo, règle la mise au point et prend une série de clichés.
Dans un sentier, Huguette se penche vers une plante verte et robuste : une jeune asclépiade. Elle glisse un miroir sous une feuille et aperçoit un point blanc… Elle la retourne et, grâce à une loupe, constate que ce point comporte de minuscules rayures. Un œuf ! Les monarques pondent exclusivement sous les feuilles des asclépiades. Les chenilles en feront leur premier repas.
À l’automne, les jeunes papillons mettront le cap vers le Mexique, où ils passeront l’hiver. Plusieurs générations se succéderont pour faire le chemin inverse et revenir dans nos contrées en juin pour se reproduire. « Mais c’est triste, ils sont en train de disparaître », soupire Huguette.
Fragilisée par la déforestation, leur population a chuté de plus de 80 % depuis les 25 dernières années, selon le programme de recherche Monarch Watch, de l’Université du Kansas. Mais grâce à une armée d’amateurs consciencieux, la recherche sur cette espèce progresse.
C’est la science citoyenne à l’œuvre. Quand des scientifiques ont besoin d’un important volume de données, comme c’est souvent le cas pour les projets sur la biodiversité, ils font appel à des bénévoles. Ceux-ci s’engagent à respecter un protocole de recherche et deviennent leurs yeux sur le terrain.
« La science participative, ou citoyenne, ne fait pas forcément appel à des scientifiques », précise Alessandro Dieni, coordonnateur du programme Mission monarque à l’Insectarium de Montréal. « Il y a des familles, des retraités, des personnes de tout âge. »
Comme Huguette et Rénald. Sur une base régulière, ils se connectent sur le site web du programme pour y déposer leurs photos de papillons, de chenilles et d’œufs. Ils y indiquent la date, le lieu des clichés et, parfois, le nombre d’asclépiades.
Des passionnés comme eux, Mission monarque en dénombre 2276 à l’heure actuelle. Depuis le lancement du programme, en 2016, ce sont 7725 observations citoyennes qui ont été consignées avec diligence.
« Les monarques ne passent pas inaperçus, souligne Alessandro Dieni. Ils sont à la fois fragiles, avec leurs ailes délicates, et forts, puisqu’ils parcourent des milliers de kilomètres à l’automne pour hiverner au centre du Mexique. Les gens sont prêts à collaborer pour prévenir leur disparition. Et ils aiment prendre des photos en se promenant par une belle journée. Ils joignent l’utile à l’agréable ! »
Le père et le fils
Les racines de Mission monarque remontent aux années 1970, à Rimouski. Le chercheur Jacques Larrivée y avait créé le programme de science citoyenne d’Étude des populations d’oiseaux du Québec. Aujourd’hui, cette base de données recense plus de 10 millions d’observations.
Puis, le père a inspiré le fils, Maxim, alors chercheur à l’Insectarium de Montréal, qui a créé Mission monarque. L’objectif : documenter l’évolution de cette espèce menacée d’extinction. « Avec les données collectées, nous la comprenons mieux ainsi que ses besoins. Nous pouvons donc proposer des solutions pour la sauver », souligne ce spécialiste des papillons, aujourd’hui à la tête du musée montréalais. Or, impossible pour les experts de couvrir à eux seuls l’immensité du territoire, du Mexique au Canada.
Les citoyens fournissent un bon coup de pouce grâce au matériel qu’ils amassent. Ils sont particulièrement sollicités pendant le « blitz monarque ». Fin juillet, début août, les œufs éclosent. Des milliers de Mexicains et de Canadiens surveillent alors les monarques au cours de leur longue migration. L’été dernier, toutefois, les participants ont été moins nombreux au rendez-vous. « Le contexte pandémique de la COVID-19 explique peut-être en grande partie ce recul », dit Alessandro Dieni, qui espère que les amoureux des papillons seront nombreux cette année.
Place aux citoyens !
Dans le stationnement du Boisé-des-Douze, à Saint-Hyacinthe, Céline Lussier, enseignante à la retraite, s’apprête à partir en observation. Chemise à manches longues à l’emblème du Boisé, lunettes de soleil sur le nez, elle arpente depuis toujours ce petit coin de bois et de friche.
« Dans mon enfance, ma famille y laissait les vaches en gestation. On venait jouer ici et on apercevait parfois des oiseaux, des écureuils, des insectes et… des veaux », se remémore-t-elle. Depuis 1998, elle partage cette terre avec le public. En 2010, elle en a fait une réserve naturelle. « Nous guidons des classes du primaire dans les techniques d’étude des insectes. Les enfants aiment bien nos fourmis ! »
Alors que Céline s’enfonce dans le boisé, un colibri surgit, comme pour la saluer. De nombreux ornithologues amateurs viennent ici à l’affût des oiseaux. Jaseurs d’Amérique, chardonnerets jaunes… Certains publient leurs notes sur la base de données citoyenne eBird. D’autres alimentent iNaturalist, un site de science citoyenne planétaire, avec ses millions d’observations sur des milliers d’espèces. « Nous avons aussi notre base de données Excel. Elle recense les espèces et spécimens du Boisé », précise Céline.
La communauté d’ornithologues amateurs est particulièrement active au Québec. C’est en bonne partie à eux que l’on doit la deuxième édition de L’Atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional (2019), véritable bible en la matière. De 2010 à 2014, 1800 passionnés ont ratissé le sud de la province pendant 100 000 heures à la recherche de spécimens et d’indices de nidification. Un boulot colossal que les auteurs de l’Atlas ne manquent jamais de souligner. « Un médecin de la région de Drummondville se levait tous les jours à 4 h pour sa tournée d’observation avant d’aller travailler », s’étonne encore Jean-Sébastien Guénette, directeur général du Regroupement Québec Oiseaux, qui a cosigné l’ouvrage.
Les jeunes du Nunavik en action
À plus de 1 800 km au nord du Boisédes-Douze, à Kuujjuaq, les Sentinelles du Nunavik sont à l’œuvre. Une dizaine d’adolescents s’amusent tout en attrapant des papillons dans leurs filets. Ils les épingleront ensuite dans des boîtes et consigneront leurs remarques.
Dans ce territoire au nord du 55e parallèle, la participation citoyenne est plus essentielle encore qu’au sud en raison des immenses étendues à couvrir. Par exemple, 110 km de nature sauvage sans route séparent Kuujjuaq de Tasiujaq, le village le plus proche. Faire appel à des experts représenterait un coût exorbitant.
Depuis 2015, le programme Sentinelles du Nunavik, mis sur pied par l’Insectarium de Montréal, a permis à plus de 60 Cris et Inuits de 12 à 17 ans de collecter des insectes, principalement des pollinisateurs, dans les parcs nationaux, tout en étant rémunérés. « On espère ainsi obtenir plus de données pour étudier les plantes et les insectes du Grand Nord et les changements dus au réchauffement climatique », dit Maxim Larrivée, de l’Insectarium.
Cet été, la biologiste-entomologiste Amélie Grégoire-Taillefer s’envolera pour Kuujjuaq afin d’encadrer 12 nouveaux participants. « Les années suivantes, on ira dans les autres villages, un nouveau par année, pour donner la chance à tous de collaborer. Pour aider ces jeunes à identifier les spécimens, je rédige un guide sur les papillons de jour et de nuit du Nunavik. »
Le guide sera aussi accessible aux utilisateurs de Siku. Cette plateforme pour cellulaire, créée par la communauté inuite pour la chasse et la pêche, sert aussi à collecter les données sur la glace, la faune et la flore. Une fois la formation de cinq jours terminée, ces jeunes continueront-ils à aider les scientifiques ? Amélie GrégoireTaillefer croise les doigts. Le programme a suscité des vocations chez d’anciens participants. « Il y a Shun, l’entomologiste passionné de 15 ans, et Sarah, une femme dans la vingtaine, qui forme maintenant les membres de sa communauté », se réjouit-elle.
Dans leur jardin luxuriant, Huguette et Rénald St-Onge, eux, ont assurément eu la piqûre. « Le soir, pendant l’été, je m’assois dehors, et souvent je vois un monarque », dit-il, le regard pétillant.
« Pour nous, les asclépiades étaient autrefois de mauvaises herbes, dit Huguette. Maintenant, on les laisse pousser. On sème même les graines un peu partout dans le jardin. » Tout ce travail pour entretenir cette oasis est largement récompensé. « Parfois, on déplace les chrysalides sur la corde à linge et tous les jours on vérifie leur état, confie Rénald. Quand les papillons sortent, c’est magnifique ! »
La science citoyenne par que pour les bibittes !
Transcrire des hiéroglyphes découverts sur de vieux parchemins. Signaler un tremblement de terre. Classifier les galaxies à partir d’images générées par un puissant télescope. La science citoyenne ne s’applique pas uniquement à l’observation de la faune et de la flore.
Au pays, plus de 12 000 personnes contribuent à ActionGrippe, un programme qui permet aux responsables de la santé publique de suivre l’évolution de la grippe (et de la COVID-19) au pays. Les bénévoles doivent répondre à un questionnaire en ligne chaque semaine, qu’ils soient malades ou non.
Envie de contribuer à un projet de recherche ?
Le portail Science citoyenne du gouvernement du Canada et le site Québio indiquent les études en cours. L’exposition Écolab, qui sera présentée d’ici la fin de l’année à la Biosphère, à Montréal, fournira au public d’autres façons de s’engager.
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