– Pis, es-tu toujours bien sur ton grand boulevard à Québec ?
La mère de Taïna l’appelle de Maliotenam, sur la Côte-Nord, chaque semaine et très tôt le matin. Elle lui parle de tout et de rien. Taïna est toujours à moitié réveillée et n’écoute souvent que d’une oreille. Toute son attention se concentre sur la machine à café, qui ne coule pas assez vite à son goût. Parfois, sa mère lui lance : « On a un orignal à arranger » ou « Veux-tu voir ? Je t’ai fait des mitaines. »
– Eshe Neka (oui, maman).
Taïna est une femme occupée. Elle s’implique dans des comités, dans la vie politique, dans tout ce qui concerne les enjeux des Premières Nations, en plus de prendre soin de ses cinq enfants. Elle tient un peu pour acquis qu’elle a tout son temps pour apprendre et, qu’un jour, sa mère lui enseignera ses connaissances.
« Une fois, Neka a sauté une semaine, me dit Taïna, je ne m’en suis pas rendu compte, car j’étais dans le rush. Je n’en ai pas fait de cas, mais quelques jours après, elle m’a appelée. Elle faisait comme si de rien n’était, lançait des blagues, mais j’ai saisi qu’il se passait quelque chose. Elle était à l’hôpital, elle avait fait un accident vasculaire cérébral.
« Neka ne voulait pas que les gens me contactent, elle désirait me le dire elle-même. J’ai alors compris que c’était maintenant, que ma mère n’était pas éternelle et que je voulais qu’elle m’apprenne tout ce qu’elle savait. J’irais donc passer du temps avec elle. Je suis partie d’urgence la rejoindre là-bas. Je lui ai demandé ce qu’elle souhaitait me montrer et elle a répondu spontanément: “La broderie et le perlage !” C’est à ce moment que Neka a commencé à m’enseigner ses techniques. Les intégrer, ça a vraiment changé toute ma vie. »
En plus de se rapprocher de sa mère, Taïna a découvert qu’elle avait une minutie prodigieuse et un immense talent pour créer des motifs floraux complexes. Pourtant, à l’école, on lui avait toujours dit qu’elle avait ce qu’on appelle aujourd’hui un TDAH et qu’elle était incapable de se concentrer.
« Ma vie était intense, lance Taïna. Je n’avais pas une minute pour moi avec les enfants, mon engagement politique, ma séparation et mon travail qui exigeait de nombreux voyages. Mes projets de broderie ou de perlage me permettaient de revenir à moi, d’évacuer le stress en sortant mon aiguille et mon fil pendant mes trajets en avion. Finalement, c’était comme un genre de méditation parce qu’il fallait que je sois concentrée et présente, et ça m’absorbait complètement.
« En plus de ça, je développais tout mon côté créatif et, du même coup, mon estime personnelle, car pour la première fois de ma vie, j’arrivais à mener un projet à terme et j’étais fière du résultat. Fière parce que, en plus, c’était un héritage de ma mère, de mes ancêtres. Je pouvais faire de petits cadeaux aux hôtes lors de mes rencontres, leur montrer que ma culture était tout à fait vivante et qu’elle portait en elle un message de guérison contre la vitesse incroyable de nos vies, en tout cas de la mienne, qui s’écoulait de plus en plus vite sans que j’arrive à m’accrocher à quelque chose de stable.
« J’ai appris que je devais ralentir ou, du moins, mieux gérer mon temps. J’ai appris à prendre le temps. » Depuis, la mère de Taïna continue à l’appeler toutes les semaines, mais elle lui envoie aussi des photos de ses nouveaux motifs. Taïna sent que quelque chose en elle s’est réveillé, s’est coloré.
« J’ai l’impression de me prendre en main et de porter de la beauté et de la joie avec moi, dans mon sac à couture, de répandre les couleurs de ma culture innue partout où je vais. Ces petites perles et ce fil nous aident à accéder à un monde intérieur vraiment plus grand. Je ne m’attendais pas à ça ! »
Marie-Andrée Gill est pekuakamishkueu (ilnue du Lac-Saint-Jean). Autrice, poète, animatrice de balados (Laissez-nous raconter : l’histoire crochie), elle est aussi étudiante en lettres à l’université du Québec à Chicoutimi. Elle travaille sur les écritures de l’intime et la décolonisation des savoirs.
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