Porter au creux de son ventre un enfant qui n’est pas le sien et le remettre aux parents qui l’ont désiré: être mère porteuse est-il un acte de générosité ou un asservissement? Bien des questions éthiques entourent cette pratique que les États tentent d’encadrer de leur mieux.
Au Canada, il est légal d’être mère porteuse, à condition de ne pas être payée pour le faire; seules les dépenses liées à la grossesse peuvent être remboursées. Mais au Québec, un flou juridique persiste: alors qu’ailleurs au pays, les futurs parents peuvent signer un contrat avec la mère porteuse, une telle entente n’a aucune valeur ici. Ils n’ont pas la certitude de devenir les parents légaux du bébé, ni même qu’il leur sera remis.
Ils se prêtent donc à des entourloupettes. Certains signent de tels contrats auprès d’agences en Ontario et la mère porteuse accouche là-bas pour que l’entente soit reconnue. D’autres se tournent vers des pays qui acceptent la pratique commerciale. Quelques-uns le font en territoire québécois et tentent la voie de l’adoption après la naissance. Les juges doivent trancher au cas par cas.
Le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin-Barrette, vient d’annoncer qu’il mettra en branle d’ici l’automne la réforme du droit de la famille promise par sa prédécesseure Sonia LeBel. La question des mères porteuses devrait faire l’objet du premier projet de loi, portant sur la question plus large de la filiation et de l’adoption. Le ministre suivra-t-il les recommandations du comité consultatif présidé par Alain Roy, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, qui a pondu un volumineux rapport en 2015? Ce comité a recommandé que les contrats de mères porteuses soient autorisés. Les parents et la mère porteuse signeraient un acte notarié avant la conception du bébé, et la filiation entre ce poupon et les parents serait établie sur simple déclaration au Directeur de l’état civil après la naissance.
La proposition ne fait pas l’unanimité, car elle touche à l’idée même que l’on se fait de la maternité et de l’autonomie des femmes. Deux points de vue s’affrontent. Les voici.
Maria De Koninck
Sociologue et professeure à l’Université Laval
Autrice de Maternité dérobée – Mère porteuse et enfant sur commande (Éditions MultiMondes, 2019)
Dans le débat sur les mères porteuses, le principe d’autonomie des femmes, en vertu duquel elles peu-vent décider de ce qu’elles font de leur corps, est souvent invoqué. Vous n’y adhérez pas?
Je crois profondément à la notion d’autonomie, définie comme la capacité des femmes à prendre des décisions pour elles-mêmes. Mais en devenant mère porteuse, on s’inscrit dans une relation qui peut mener à une certaine forme d’aliénation. On se soumet, comme personne, au projet de reproduction de quelqu’un d’autre. Sur le plan humain, ce n’est plus de l’autonomie.
Dans le règlement de Santé Canada encadrant le remboursement des dépenses des mères porteuses, on peut lire ceci: « Les mères porteuses peuvent être invitées par les futurs parents à adopter un régime alimentaire spécial pendant la grossesse. » C’est révélateur: la mère porteuse est au service des parents commanditaires.
Les contrats contiennent une série de clauses au sujet des activités, voyages et sports que la femme peut faire ou non pour limiter les risques pour le fœtus. En Californie, certains comportent même une clause prévoyant que, si la mère doit être médicalement maintenue en vie, elle consent à l’être jusqu’à ce que le fœtus soit viable. Cela démontre au-delà de tout doute que la mère fait l’objet d’une appropriation.
Vous percevez cela comme un recul?
La question de la reproduction est au cœur des rapports entre les hommes et les femmes. Historiquement, les femmes ont été utilisées à des fins de reproduction.
D’ailleurs, sur certains sites web d’agences, on rassure les parents commanditaires en mentionnant que les mères porteuses existent dans la Bible – Abraham et sa femme ont recours à une esclave, et Jacob, à une servante. On ne va pas retourner à ça, quand même?
Aujourd’hui, sous le couvert du progrès, on assiste à une forme moderne d’appropriation, parfois légère (une femme qui porte avec générosité le bébé d’amis), parfois très lourde. En Inde et en Thaïlande, des réseaux criminels ont été démantelés, ce qui a donné lieu à des poursuites pour traite d’êtres humains.
Je suis sociologue et j’analyse l’impact de la légitimation de cette pratique pour l’ensemble des femmes. Je trouve cela irrecevable sur le plan des rapports humains.
Comme la pratique existe déjà, ne vaudrait-il pas mieux l’encadrer correctement ici pour éviter que des femmes se fassent exploiter à l’étranger?
C’est illusoire. L’une des propositions du comité consultatif présidé par Alain Roy consiste à protéger la femme porteuse en lui donnant 30 jours après la naissance pour décider si elle veut garder le bébé. Si on adopte cette proposition, des parents vont continuer d’aller ailleurs. On ne règle pas le problème de fond.
Si on estime qu’une pratique est inacceptable, il faut l’interdire. Et pour ce faire, on doit œuvrer de concert avec des organisations internationales, comme on le fait dans le cas du travail des enfants.
Pour bien des gens, le problème est la commercialisation. Or, elle est interdite au pays.
Elle est interdite officiellement. Mais on met la table pour la commercialisation. Il y a déjà des agences, des catalogues de donneuses d’ovules, etc. En 2018, le député libéral fédéral Anthony Housefather a déposé un projet de loi privé (qui n’a finalement pas été soumis au vote avant les élections) pour décriminaliser la rémunération des mères porteuses.
Des cliniques aux États-Unis font la promotion de la pratique en disant que c’est une occasion d’emploi pour des femmes de milieu pauvre. C’est une approche néolibérale, de libre marché, que je trouve révoltante.
Être enceinte, ce n’est pas un travail, c’est un état, auquel on participe avec tout son être, physiquement et psychologiquement. Cette expérience n’est pas anodine.
Je ne juge ni les parents commanditaires ni les mères porteuses, et je ne doute pas de leurs bonnes intentions. Mais je juge les commerçants qui servent d’intermédiaires et qui se cachent derrière de beaux discours sur l’amour et le don pour faire du profit.
Isabel Côté
Professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais
Codirectrice de l’ouvrage collectif Perspectives internationales sur la gestation pour autrui (Presses de l’Université du Québec, 2018)
Pourquoi êtes-vous en faveur de la légalisation des contrats de mères porteuses?
Je ne suis ni pour ni contre la gestation pour autrui. Mais la pratique existe déjà et le flou juridique exacerbe la vulnérabilité des personnes impliquées, puisque celles-ci doivent naviguer à travers les systèmes juridiques et médicaux sans un encadrement cohérent de l’État.
C’est pourquoi je suis en faveur de la reconnaissance des conventions. Je préfère parler de convention plutôt que de contrat. Le mot « contrat » laisse présager une certaine marchandisation, alors qu’une convention, c’est une entente entre individus, et c’est exactement ce qu’est la gestation pour autrui.
Vous utilisez aussi l’expression « gestation pour autrui » à la place de « mère porteuse ». Pourquoi?
J’estime que ce qui fait de moi une mère, c’est l’éducation que j’ai donnée à mes enfants et les valeurs que j’essaie de leur inculquer, bien plus que le fait que je les ai portés ou qu’on a les mêmes yeux bleus. Être mère, ça ne se résume pas à la gestation.
Vous avez interviewé plus d’une quinzaine de femmes porteuses québécoises dans le cadre de l’étude MATRICES. Quel est leur rapport à la maternité?
Beaucoup apprécient être enceintes, certaines ont plusieurs enfants elles-mêmes et ont porté pour autrui plus d’une fois.
Elles se considèrent comme des femmes qui vont aider d’autres femmes ou des couples d’hommes à devenir parents. Elles ont l’impression de faire quelque chose de grand et disent « je vais contribuer à créer une famille », plutôt que « je vais faire un bébé ».
Une relation s’établit avec les parents. Souvent, la femme va se proposer deux ou trois ans plus tard pour leur demander s’ils veulent un deuxième enfant.
Ces femmes sont très attachées au bébé qu’elles portent. Elles sont soucieuses qu’il soit en santé et elles informent régulièrement les parents sur l’évolution de la grossesse.
Leur sentiment de solidarité va aux parents. C’est quand les interactions avec eux sont plus difficiles que les femmes porteuses sont moins satisfaites.
Et que disent les futurs parents que vous avez interrogés, ceux qu’on nomme les parents d’intention?
La même chose. J’ai notamment rencontré un couple qui avait imaginé nouer une relation de complicité avec la femme sans que cela se soit concrétisé et ils en parlaient avec beaucoup de tristesse. Il s’agissait d’une États-Unienne qui concevait sa grossesse comme un contrat. Elle faisait ce qu’elle avait à faire, informait les futurs parents, mais ne souhaitait pas créer de lien avec eux. Pour leur deuxième enfant, ils ont trouvé une autre femme et lui ont précisé d’emblée qu’ils voulaient vivre cette expérience avec elle.
Souvent, quand on parle de gestation pour autrui, on le fait de façon antagonique, en citant en exemple les femmes riches qui achètent des enfants à des femmes pauvres. Mais la réalité, ce n’est pas du tout ça.
C’est parfois ça aussi, non? Surtout quand la femme se trouve dans un pays où c’est une pratique commerciale…
Ça existe, mais de moins en moins, parce que plusieurs États, dont l’Inde et la Thaïlande, ne permettent plus aux futurs parents étrangers d’avoir accès à leurs cliniques de gestation pour autrui. Elles sont réservées à leur propre population.
On voit tout de même encore des écarts de revenu importants entre les femmes porteuses et les mères d’intention en Ukraine et aux États-Unis. Dans notre échantillon québécois, ce revenu est assez semblable.
Je travaille avec une autre chercheuse pour obtenir un vrai portrait statistique, car on ne connaît pas le nombre d’enfants qui naissent de la gestation pour autrui au Québec. Aux États-Unis, on sait que cela représente moins de 1 % des grossesses.
Les femmes porteuses ont-elles l’impression qu’on instrumentalise leur corps?
Ce n’est pas ce qu’elles répondent quand on leur pose la question. Elles sont capables de faire leurs propres choix. C’est une forme de paternalisme d’affirmer que les femmes ne sont pas aptes à prendre des décisions pour elles-mêmes.
Mise à jour d’un article publié le 27 février 2020.
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