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Agressions sexuelles : quelle justice après #moi aussi ?

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La colère des victimes d’agressions sexuelles gronde. Elle déborde sur les réseaux sociaux, où les dénonciations d’agresseurs ont engendré des secousses dans les milieux du cinéma, de la télé et de l’édition, avant de s’étendre à toute la société au cours des derniers mois, des dernières années. Et sa puissance fait maintenant trembler les plaques tectoniques sur lesquelles repose le système de justice.

Des députées, des procureurs et des juges ont entendu cette colère. Depuis le lancement des mots-clics #AgressionNonDénoncée, en 2014, et #MoiAussi, en 2017, des projets de loi et des initiatives pour mieux accompagner les victimes ont vu le jour. Des jugements ont aussi fait jurisprudence. Le système judiciaire, roc difficile à ébranler, n’offre encore qu’à une minorité de victimes la réparation dont elles rêvent. Mais il change. Lentement.

Julie*, une Rimouskoise de 47 ans, s’est engagée à deux reprises dans le processus judiciaire qui a mené à la condamnation de ses agresseurs. La première fois, c’était à la suite d’un viol, subi en 1991, à l’âge de 18 ans. Trois hommes armés de couteaux l’agressent, puis la poignardent, la laissant pour morte. La deuxième fois, en 2018, un homme, dont elle avait repoussé les avances quelques jours plus tôt, la plaque violemment contre le comptoir du bar où ils se trouvent, puis se jette sur elle en ouvrant sa braguette.

Deux agressions sexuelles, deux réalités judiciaires. « En 1991, je n’avais rencontré le procureur de la Couronne qu’une fois. Ensuite, personne ne m’a informée, je ne savais pas où en était l’affaire. Je n’ai pas eu la force de témoigner en cour face à mes agresseurs. C’est ma déposition à la police qui a été présentée en preuve », lance d’un seul souffle cette châtaine au visage doux. Un des hommes n’a pas eu à faire face à la justice, les deux autres ont passé de quatre à six ans en prison. Mais personne n’a semblé se soucier de son sort à elle.

À l’automne 2018, c’est un autre client du bar qui est intervenu pour mettre fin à l’agression sexuelle. Les témoins du crime ont incité Julie à porter plainte – elle craignait des représailles. Elle a fini par dénoncer l’agresseur. Et le propriétaire de l’endroit a fourni aux policiers les bandes vidéo de la caméra de surveillance avant même qu’on les lui demande.

Devant l’accablante preuve, l’accusé a plaidé coupable en février 2020 et écopé de trois ans de probation. En d’autres mots, il est en liberté, mais doit respecter une longue liste de conditions, dont l’interdiction d’entrer en contact avec Julie et ses proches, ne consommer ni drogue ni alcool, suivre une thérapie et faire 200 heures de travaux compensatoires. Son nom figure en outre au Registre des délinquants sexuels pour les 10 prochaines années. « Au moindre écart, il va en prison », dit Julie, satisfaite de la peine.

L’accusé a aussi eu l’obligation de lire en cour la lettre qu’elle a rédigée à son intention. Elle y décrit les conséquences physiques, psychologiques et économiques de l’agression.
« Ce qu’il a détruit en moi, dans ma vie, j’ai pu le lui dire. » Procéder ainsi n’aurait pu se faire en 1991. « Est-ce que le juge et les violeurs ont su, à l’époque, les séquelles que j’ai subies à la suite de cette agression ? Je ne pense pas. »

Cette fois, elle s’est sentie soutenue. Par les témoins. Par le procureur de la Couronne. Par les intervenantes du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel et la violence faite aux femmes (CALACS), qui l’ont accompagnée au poste de police et à la cour. « Au palais de justice, j’avais peur de tomber face à face avec mon agresseur. Les constables sont venus me chercher à mon auto et m’ont escortée jusqu’à la salle d’audience », raconte-t-elle, reconnaissante. Rien à voir avec la douloureuse impression d’être laissée à elle-même qu’elle avait ressentie il y a 30 ans.

Le système judiciaire a encore du chemin à faire. « Mais il s’est déjà beaucoup amélioré », laisse tomber Julie.

Dans 70% à 85% des cas, la victime connaît son agresseur, selon une étude de l’Institut national de santé publique du Québec.

Point de bascule

Il y a un avant et un après #MoiAussi. C’est indéniable, estime l’avocate Sophie Gagnon, directrice de Juripop, qui offre des services juridiques à un coût modique. « C’est devenu une priorité, pour la société, de dénoncer les violences sexuelles, dit-elle. Dans plusieurs milieux, ces gestes ne sont plus tolérés. »

L’organisme qu’elle dirige a reçu 2,6 millions de dollars du ministère de la Justice en 2019 pour lancer, sous forme de projet-pilote, une clinique juridique spécialisée en harcèlement psychologique au travail et en agressions sexuelles. Sa mission : informer les victimes pour qu’elles puissent faire valoir leurs droits.

Heureux hasard, cette clinique juridique a été ouverte en juin 2020, un mois avant la troisième vague de dénonciations qui a déferlé au Québec sur Instagram et Facebook. Le téléphone s’est mis à sonner comme jamais à Juripop, et il ne dérougit pas depuis. « Ce n’était pas qu’un feu de paille », se réjouit l’avocate de 31 ans aux grands yeux expressifs.

À ce jour, plus de 450 victimes d’agressions sexuelles ont pu bénéficier des conseils gratuits d’un avocat.

Le fait de bien comprendre le système judiciaire permet d’avoir des attentes réalistes. Ainsi, bien des victimes croient qu’elles intenteront elles-mêmes un procès contre leur agresseur. « Mais en droit criminel, c’est l’État qui le poursuit », explique Sophie Gagnon.

Le procureur de la Couronne n’est pas l’avocat de la victime, mais le représentant de l’État, en l’occurrence du ministère de la Justice. Il décidera des accusations à porter et de la stratégie à adopter en fonction de l’intérêt public – et non des souhaits de la victime. En être informée avant de porter plainte peut éviter de cruelles déceptions.

Jessica*, 32 ans, a vécu une telle désillusion. L’avocat de la Couronne a négocié avec celui de l’assaillant et laissé tomber des chefs d’accusation pour que le prévenu accepte de plaider coupable sans procès. Elle en garde un souvenir amer. « Comment peut-on négocier une chose qui a eu autant de conséquences sur ma vie ? » se demande encore la jeune femme qui vit dans le Bas-Saint-Laurent.

Aux yeux de la Couronne, l’assurance d’un verdict de culpabilité est souvent plus souhaitable que la tenue d’un procès qui pourrait se solder par un acquittement. La victime n’a donc pas le dernier mot et cela ne semble pas près de changer, même après toutes les vagues de dénonciations. La plaignante peut toujours se tourner vers les tribunaux civils et poursuivre elle-même son agresseur pour obtenir une compensation financière, à défaut de le voir prendre le chemin de la prison. Elle doit toutefois bien connaître le droit… ou avoir les moyens de payer un avocat.

Quatre partis, un comité

« Même si le système judiciaire était parfait, le chemin pour obtenir justice est long et ne convient pas à tout le monde », concède Sophie Gagnon.

La personne doit faire le récit des événements à de multiples reprises, sans jamais se contredire et en se remémorant des détails qu’elle aimerait mieux oublier : au policier qui prendra sa plainte, à l’enquêteur, au procureur de la Couronne. Si des accusations sont portées, suivent le témoignage devant le juge ainsi que le contre-interrogatoire par l’avocat de la défense, moment que les victimes redoutent le plus.

Il suffit d’un manque de sensibilité de l’un des acteurs du système judiciaire pour que la plaignante ressorte de cette expérience déçue, sinon démolie. Pas étonnant que seule une fraction des agressions soient signalées à la police. De 5 % à 10 % à peine des victimes portent plainte, selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

C’est pour rendre l’expérience moins pénible aux femmes qui s’engagent dans ce parcours de la combattante que quatre élues de l’Assemblée nationale ont décidé de se concerter au début de 2019. Sonia LeBel, alors ministre de la Justice (Coalition Avenir Québec), Véronique Hivon (Parti québécois), Hélène David (Parti libéral) et Christine Labrie (Québec solidaire) se sont rencontrées pour réfléchir à des solutions. Et agir.

Grâce à ce comité, le délai de 30 ans dont les victimes disposaient pour intenter une poursuite civile a été aboli en juin dernier par un projet de loi déposé par Sonia LeBel et adopté en un temps record par l’Assemblée nationale. Il n’y a donc plus de délai de prescription.

Les élues ont aussi discuté de l’idée d’un tribunal spécialisé qui entendrait toutes les affaires d’agressions sexuelles. La ministre LeBel a confié à 13 experts de tous horizons (policiers, juristes, universitaires, intervenants, victimes, etc.) la tâche de se pencher sur la pertinence de créer ce tribunal et sur la meilleure manière d’y accompagner les victimes.

Coprésidé par la juge Élizabeth Corte et par la professeure de droit Julie Desrosiers, de l’Université Laval, le comité a formulé de nombreuses recommandations aux élues. Le départ de Sonia LeBel, nommée présidente du Conseil du trésor en juin 2020, n’a pas ralenti les ardeurs des troupes. La ministre responsable de la Condition féminine, Isabelle Charest, a pris le relais, tout comme la députée libérale Isabelle Melançon, en remplacement d’Hélène David.

Et les procureurs ?

Depuis des années déjà, les procureurs de la Couronne tentent de mieux accompagner les victimes dans les méandres de la justice. Tout comme l’organisme dont ils relèvent, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui agit au nom de l’État.

Le DPCP a mis en service en 2018, peu de temps après le tsunami #MoiAussi, une ligne téléphonique à l’intention des victimes d’agressions sexuelles. Celles-ci peuvent y obtenir toutes les réponses à leurs questions avant de porter plainte.

Cheveux ébène tirés en une élégante queue de cheval, Me Rachelle Pitre, procureure en chef adjointe au DPCP de Montréal, dirige l’équipe des procureurs de la Couronne spécialisés en agression sexuelle de la métropole. Ces 13 avocats ne travaillent que sur des affaires de violence sexuelle ou de crimes envers les mineurs – agressions sexuelles, distribution d’images intimes, production de pornographie juvénile, abus physiques sur un mineur. « C’est une vocation », dit l’avocate de 40 ans en passant devant les bureaux vides de ses procureurs, au quatrième étage du palais de justice de Montréal.

En ce milieu d’après-midi, ils sont tous en télétravail ou en train de plaider. Sur les murs de leur bureau, des dessins d’enfants et des cartes de remerciement témoignent de la reconnaissance des jeunes, des femmes et des hommes qu’ils ont accompagnés.

« On essaie de rendre le processus le plus facile possible pour les victimes », souligne Me Pitre. Par exemple, on les accueille dans une petite pièce aménagée comme un salon, qui tranche avec les austères couloirs du palais de justice. Dans un coin, tout est en place pour que les enfants puissent dessiner ou se réconforter avec une peluche.

Me Pitre a été procureure dans des affaires d’agressions pendant une dizaine d’années, avant d’être nommée procureure en chef adjointe, il y a un peu plus de trois ans. « J’ai été aux premières loges pour voir les effets du mouvement #MoiAussi et ce qu’il a amené comme lot de travail ! » s’exclame-t-elle. Il faut dire que le Québec est la province canadienne qui a enregistré la plus forte hausse du nombre de plaintes à la police dans les mois qui ont suivi, soit 61 %, selon Statistique Canada.

L’année d’après, le DPCP a procédé à une révision de l’ensemble des directives suivies par les procureurs lorsqu’ils intentent une poursuite. Le moment était bien désigné pour bonifier tout ce qui concerne les agressions sexuelles et refléter l’évolution des mentalités engendrée par la déferlante #MoiAussi. L’ancienne directive sur ce type de crime tenait en trois paragraphes. Elle a été remplacée par un document de cinq pages. Dans l’introduction, on lit: « Ce genre de crime doit être sanctionné avec fermeté, pour réaffirmer son caractère socialement inacceptable et contrer tout mythe, préjugé ou stéréotype qui le justifie, le banalise, l’encourage ou atténue sa nature criminelle. »

Comment cela se traduit-il dans les faits ? Au moment de fixer la date du procès, par exemple, les dossiers d’agression sexuelle doivent être traités en priorité pour réduire le plus possible les délais et ainsi atténuer l’anxiété de la victime. Le procureur a aussi l’obligation de rencontrer la plaignante avant le dépôt des accusations et de l’informer à chacune des étapes du processus judiciaire. Il mènera un dossier du début à la fin de la procédure, pour maintenir le lien de confiance avec elle. Et dans le cas où une plainte n’est pas retenue, il doit rencontrer la victime pour lui en expliquer la raison.

Ces mesures, déjà appliquées par de très nombreux procureurs, doivent maintenant l’être par tous, partout au Québec.

Les procureurs travaillent aussi de pair avec les intervenants des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), qui peuvent offrir du soutien psychologique à la victime, l’accompagner au cours du processus et lui transmettre de l’information sur son dossier. Financés par le ministère de la Justice, les CAVAC comptent 185 bureaux, répartis dans toutes les régions, dont un au palais de justice de Montréal. « À chaque étape de la procédure, on s’efforce que ce soit toujours le même enquêteur, le même procureur et le même intervenant du CAVAC qui interviennent. Ainsi, la victime est en présence de gens connus chaque fois qu’elle vient au palais de justice », précise Rachelle Pitre.

Manifestation Agression sexuelle

Photo : La Presse Canadienne/Paul Chiasson

Protéger la victime

Au procès, les procureurs de la Couronne veillent à ce que la victime bénéficie de toutes les mesures de protection nécessaires. C’est ce dont s’est assurée Me Amélie Rivard pour l’adolescente de 13 ans qui doit témoigner contre son agresseur qui comparaît dans la salle 6.01 du palais de justice, en cet après-midi d’octobre.

L’accusé de 59 ans vient d’y entrer, menotté et chaîne aux pieds. Il est jugé pour contacts sexuels, possession de pornographie juvénile et traite de personne.

Pour éviter que la jeune fille ne le revoie, elle témoigne par visioconférence. Assise à une table dans une petite pièce attenante à la salle d’audience, elle livre sa version des faits. Son image est retransmise en direct sur quatre écrans placés à différents endroits dans la salle. Dans d’autres causes, la victime peut témoigner derrière un paravent, toujours pour ne pas croiser le regard de son assaillant.

De telles mesures avaient commencé à être déployées dans les palais de justice québécois avant #MoiAussi. Ce mouvement social a cependant conscientisé les procureurs à l’importance d’offrir ce soutien aux victimes si elles en manifestent le besoin.

Le Québec est la province canadienne qui a enregistré la plus forte hausse du nombre de plaintes à la police dans les mois qui ont suivi #moiaussi, soit 61%, selon statistique canada.

Encore des embûches

En collaboration avec un groupe d’universitaires et d’intervenantes communautaires, Rachel Chagnon, du Département des sciences juridiques de l’UQAM, a dressé en 2018 une liste d’obstacles contre lesquels se butent les plaignantes au sein même du système judiciaire : policiers qui demandent ce qu’elles ont consommé avant d’être agressées, procureur de la Couronne qui doute de leur capacité à témoigner au procès ou qui les culpabilise de ne pas avoir porté plainte plus tôt, et ainsi de suite.

Une cinquantaine de victimes de violence (sexuelle, conjugale ou exploitation sexuelle) de différentes régions du Québec ont parlé aux chercheuses de leur expérience dans le système de justice. « Elles demandent deux choses principalement : être crues et se sentir protégées », résume Rachel Chagnon.

Dans les années 1990, les services policiers partaient du principe que les victimes d’agression étaient des menteuses potentielles, relate la professeure. « L’objectif principal de l’interrogatoire était de les débusquer. Cela a perduré dans certains corps policiers jusque dans les années 2000. Il faut comprendre que certaines femmes pensent encore aujourd’hui qu’on ne va pas les croire. »

De plus en plus de services de police comptent désormais des équipes spécialisées en violence sexuelle, capables d’offrir une approche empathique, absente de jugement, et de mettre en confiance les victimes. Audrey*, de Terrebonne, près de Montréal, en témoigne – elle qui hésitait à porter plainte pour un viol subi 12 ans plus tôt. « Le policier a été très compréhensif, ça m’a encouragée », dit-elle. Son agresseur est aujourd’hui derrière les barreaux.

Même au sein de ces unités spécialisées, certains préjugés ont cependant la vie dure. Alesson*, une Montréalaise d’origine chinoise âgée de 37 ans, l’a constaté en janvier 2020. Elle a dénoncé un ami qu’elle avait invité à passer la nuit chez elle et qui a commencé à l’agresser pendant qu’elle dormait. Le policier qui a recueilli son témoignage lui a laissé entendre que sa plainte n’irait probablement pas plus loin en raison du contexte particulier de l’agression. Pire, il a pratiquement pris le parti de l’assaillant !

« Cet ami, c’était le gardien de mon immeuble. Et le policier a semblé s’être davantage identifié à lui qu’à moi… Après lui avoir parlé lors de l’enquête, il m’a dit que c’était un garçon intelligent et que je n’avais pas à avoir peur. Même s’il avait les clés de mon appartement et qu’il avait bloqué la porte de l’ascenseur pour m’intimider », se rappelle Alesson, encore dégoûtée par le traitement qu’on lui a réservé.

Le policier a finalement fermé le dossier et l’affaire n’est pas allée plus loin.

Victime parfaite

Le mouvement #MoiAussi aura réussi à fissurer un mythe : celui de la « victime parfaite », celle qui dit non haut et fort à son agresseur et qui ne le revoit jamais après l’agression. La réalité est tout autre : dans 70% à 85% des cas, la victime connaît son agresseur, selon une étude de l’INSPQ. Et souvent, elle se trouve dans une position de vulnérabilité par rapport à lui, parce qu’il a du pouvoir, si ce n’est pas carrément un lien d’autorité à son endroit.

Le sort de l’ex-producteur américain Harvey Weinstein, condamné en mars 2020 à 23 ans de prison pour avoir agressé une assistante de production et une actrice, a été un pivot pour la justice, estime la directrice de Juripop, Sophie Gagnon. L’issue de ce procès a changé le cours de l’histoire.

« C’était une affaire compliquée sur le plan juridique, car les deux femmes n’étaient pas des victimes parfaites. Elles avaient maintenu des contacts avec Weinstein après les agressions. Ce genre de cause était auparavant voué à l’échec », dit l’avocate. La présence à la barre d’une psychiatre venue expliquer les mythes entourant le comportement des victimes a influé sur le cours du procès, selon elle.

Comprendre la psychologie de la victime est en effet crucial. On l’a constaté au Québec, en 2017, lorsque le juge JeanPaul Braun a déclenché une tempête politique et médiatique. Un chauffeur de taxi était accusé d’avoir touché la poitrine de sa passagère, âgée de 17 ans, et de l’avoir embrassée de force. Le juge avait alors commenté l’apparence physique de la plaignante: « On peut le dire qu’elle a un peu de surpoids, mais qu’elle a un joli visage. »

Il avait aussi laissé entendre que la jeune fille avait été flattée des avances du chauffeur de taxi. Ces remarques ont créé « une véritable onde de choc », se rappelle Me Amélie Rivard, procureure de la Couronne dans cette affaire. Le Conseil de la magistrature, chargé de veiller au bon comportement des magistrats, avait réprimandé le juge Braun pour ses propos « fortement stéréotypés ».

Des histoires similaires ailleurs au pays ont fini par mener à des changements législatifs. À Ottawa, le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a déposé en septembre 2020 un projet de loi visant à s’assurer que les juges nouvellement nommés à la Cour supérieure suivent une formation continue sur le droit relatif aux agressions sexuelles. À la Cour du Québec – qui relève du ministre de la Justice québécois –, où sont également entendues de nombreuses affaires de violence sexuelle, cette formation demeure volontaire…

Des sentences plus sévères

Et que faut-il penser des sentences ? Assise à la table de sa salle à manger, à Sherbrooke, Caroline Labrecque** soupire. Les interminables procédures judiciaires intentées contre deux de ses frères adoptifs, qui l’ont agressée sexuellement tout au long de son enfance, l’ont exaspérée. Elle a enduré 37 mois de hauts et de bas qui ont abouti à deux procès séparés, le premier en 2019, le deuxième en 2020. L’un de ses agresseurs a écopé de 22 mois de prison, l’autre de 24 mois (plus 3 ans de probation et 10 ans au Registre des délinquants sexuels).

Derrière ses lunettes aux montures noires, la colère est encore palpable dans son regard. « Ce sont des sentences bonbons. Eux peuvent demander une libération conditionnelle au tiers de leur peine. Alors que j’ai subi des agressions pendant 10 ans ! » rage cette blonde de 55 ans au visage marqué par cette épreuve.

Seuls réconforts de Caroline au cours de cette interminable saga : l’appui indéfectible des intervenantes du CALACS de l’Estrie… Et la présence en cour de Kanak, le chien de soutien émotionnel du Service de police de Sherbrooke – le premier au Québec –, un labrador noir qu’elle a pu flatter pendant son témoignage pour garder son calme. Après 40 ans de silence, plonger dans la mare sombre des souvenirs a failli l’anéantir.

S’il y a une chose à retenir du mouvement #MoiAussi, c’est la prise de parole des victimes. Maggie Fradette, directrice du CALACS de l’Estrie, le constate jour après jour : « Elles viennent chercher de l’aide beaucoup plus rapidement qu’avant. » Il y a une décennie, c’étaient surtout des femmes dans la trentaine qui frappaient à sa porte pour des agressions subies des années auparavant. Aujourd’hui, ce sont en majorité des adolescentes et des femmes dans la vingtaine qui demandent de l’aide pour une agression survenue dans la dernière année. Souvent même dans le dernier mois.

Elles sont aussi plus nombreuses à se rendre au poste de police. Deux fois plus qu’il y a trois ans. Pour que la tendance se maintienne, il faut s’assurer qu’elles se sentent crues et accueillies par le système de justice. « Le problème des agressions sexuelles n’appartient pas qu’aux victimes. C’est un problème de société », martèle Maggie Fradette. À la société de le régler.

* Les victimes désignées par un prénom témoignent sous un nom d’emprunt. Leur identité est protégée par la cour, une norme dans les cas d’agressions sexuelles.

** Caroline Labrecque a fait lever cet interdit pour pouvoir s’adresser aux médias.


OCTOBRE 2014
Le Toronto Star rapporte des allégations de violence sexuelle contre l’animateur vedette de la CBC Jian Ghomeshi. La police reçoit deux plaintes formelles et ouvre une enquête.

  • Les journalistes Sue Montgomery, du Montreal Gazette, et Antonia Zerbisias, du Toronto Star, révèlent sur Twitter les agressions qu’elles ont subies. Leur mot-clic, #BeenRapedNeverReported, sera utilisé huit millions de fois partout dans le monde.
  • Début novembre, la Fédération des femmes du Québec lance le pendant francophone, #AgressionNonDénoncée.

MARS 2016
Jian Ghomeshi est acquitté de toutes les accusations qui pesaient sur lui.

OCTOBRE 2017
Le New York Times rapporte des allégations de harcèlement sexuel concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein. Il aurait agressé une centaine de femmes sur plus de trois décennies.

  • L’actrice américaine Alyssa Milano encourage les victimes de violences sexuelles à publier leur histoire sur les réseaux sociaux en l’accompagnant du mot-clic #MeToo. C’est le début d’une deuxième vague de dénonciations planétaire.
  • Neuf Québécoises dénoncent dans Le Devoir et au 98,5 FM le producteur Gilbert Rozon, auteur de présumées inconduites sexuelles. D’autres femmes le font dans les jours suivants. Quatorze d’entre elles portent plainte à la police.
  • De nombreuses autres personnalités sont dénoncées partout dans le monde dans les mois qui suivent.

MARS 2020
Harvey Weinstein est condamné à 23 ans de prison.

ÉTÉ 2020
Une troisième vague de dénonciations déferle au Québec sur Instagram et Facebook. Elle a ralenti, mais dure toujours.

AUTOMNE 2020
Procès contre Gilbert Rozon. Il a été acquitté des accusations qui pesaient sur lui en décembre 2020.


Un service gratuit pour les victimes

La clinique juridique ouverte par Juripop au début de l’été 2020 comble un grand besoin : répondre gratuitement aux questions des victimes, parfois tétanisées par la complexité du système judiciaire.

L’organisme a recruté une centaine d’avocats expérimentés. Répartis dans chaque région du Québec, ils offrent des services dans une douzaine de langues, dont l’arabe, la langue des signes, l’atikamekw, l’espagnol et le portugais. « S’adresser à quelqu’un qui nous ressemble, qui vient de notre région et qui parle la même langue aide à créer un lien de confiance », souligne la directrice de Juripop, Sophie Gagnon.

Dans le lot d’appels reçus, Juripop prête une attention particulière aux demandes des personnes handicapées, trans ou non binaires, racisées et détenues. Ces sous-groupes subissent davantage de violences sexuelles et l’organisme s’assure que personne ne passe entre les mailles du filet.

La victime obtient toute l’information dont elle a besoin pour comparer entre eux les recours qui s’offrent à elle. « Elle peut porter plainte à la police, mais si l’événement a eu lieu au travail, elle peut le faire aux normes du travail, explique Sophie Gagnon. Un des besoins exprimés par les victimes est de pouvoir obtenir toutes ces informations sans devoir contacter différents organismes et répéter leur histoire », dit-elle.

C’est justement ce que ce service offre : la victime consulte un seul et même avocat, qui prendra le temps qu’il faut pour analyser son dossier avec elle, que cela nécessite 30 minutes ou plusieurs rencontres. Cet avocat ne pourra cependant pas l’accompagner à la Cour. Si elle décide d’aller de l’avant et de porter plainte contre son agresseur, elle devra poursuivre ses démarches selon le parcours habituel.


Et les femmes racisées ?

En 2017, au moment de la chute du producteur Harvey Weinstein, l’actrice Alyssa Milano a proposé aux femmes de partager leur histoire d’agression sur les réseaux sociaux en utilisant le mot-clic #MeToo. Beaucoup pensent qu’elle a amorcé la vague de dénonciations planétaire qui a suivi.

En fait, ce mouvement a été mis en branle 10 ans plus tôt par la militante afro-américaine Tarana Burke, directrice des programmes de l’organisme Girls for Gender Equity. Elle voulait dénoncer les violences sexuelles, surtout celles à l’endroit des minorités visibles. Une preuve de plus de l’invisibilité dans laquelle les femmes noires sont plongées quand il est question des violences sexuelles.

Tarah Stéfie Paul, jeune Noire de 29 ans, le constate tous les jours. Elle travaille au CALACS de l’ouest de Montréal en tant que chargée de projet. Les femmes non blanches sont très peu nombreuses à voir leurs agresseurs condamnés, parce qu’elles n’osent pas s’adresser au système judiciaire. « Les relations avec les services policiers sont déjà difficiles pour certaines de ces minorités. Les femmes noires sont davantage l’objet de préjugés et de stéréotypes », dit-elle. Sans compter qu’elles ne veulent pas stigmatiser encore plus leur communauté, qui pourrait être perçue par la population comme plus violente si elles dénoncent leur agresseur.

Le manque de diversité ethnique au sein des organismes et institutions constitue un autre frein, puisque beaucoup de femmes ne s’y reconnaissent pas. Le système judiciaire compte très peu de représentants noirs. Et c’est à peine mieux dans les services communautaires. « Sur sept personnes, nous sommes deux personnes racisées, dont moi », dit Tarah Stéfie Paul. D’autres organismes sont encore plus blancs, souligne-t-elle.

Dans les médias, la victime type du mouvement #MoiAussi est une jeune femme blanche, selon elle. « Le message que la personne noire reçoit, c’est qu’elle a moins d’importance. »


Tribunal populaire ou prise de parole légitime ?

La troisième vague de dénonciations qu’a connue le Québec à l’été 2020 – et qui se poursuit – est bien différente des deux dernières. Alors que pour #AgressionNonDénoncée, la règle était de ne pas nommer les agresseurs, cette fois-ci, c’est l’inverse. Sur certaines pages Facebook, comme celles de Dis Son Nom (devenu un site web) et des Hyènes en jupons (aujourd’hui fermée), les victimes balancent le nom de l’agresseur et les gestes qu’il a faits à leur endroit, tout en demeurant anonymes.

La pratique n’étonne pas la sociologue Sandrine Ricci, membre du Réseau québécois en études féministes, dans la mesure où les crimes sexuels demeurent encore trop souvent impunis. « Cette pratique du naming and shaming est un outil efficace. Les féministes l’ont utilisé dans les années 1970 en dressant des listes d’agresseurs. L’objectif est de faire changer la honte de camp en dénonçant quelqu’un pour ses agissements. Il s’agit aussi d’avertir les autres filles pour les protéger. »

Signe que la sensibilisation à l’égard des violences sexuelles fait son œuvre, la palette des gestes reprochés s’élargit. Tolérées il y a 20 ans, des inconduites telles que des propos sexuels déplacés font maintenant partie des situations décriées.

Celles qui dénoncent des agressions sur les réseaux sociaux sont plus jeunes que lors des vagues précédentes. « Elles voient que la question de la violence sexuelle est à l’avant-plan depuis les années 2010, mais que, dans leur milieu respectif, il y a encore des gars, et parfois des filles, qui ont des comportements problématiques. On peut donc les considérer comme des lanceuses d’alerte. »

Elles ont aussi montré du doigt les employeurs et amis des agresseurs qui ont volontairement fermé les yeux sur leurs agissements répréhensibles, les tenant pour responsables de la loi du silence qui a régné trop longtemps.

Ce type de justice populaire peut aussi entraîner des dérapages. Bien qu’elle comprenne (et partage !) la colère des femmes, Rachel Chagnon, professeure de sciences juridiques à l’UQAM et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes, se questionne sur les récentes dénonciations. Des personnes favorables à la cause des femmes ont manifesté leur malaise à l’idée qu’on affiche sur la place publique le nom des agresseurs sans passer par le système judiciaire. « Lorsque même des alliés se raidissent ainsi, ça peut devenir contreproductif », note-t-elle.

Sandrine Ricci croit cependant que cette vague ne sera pas la dernière. « Tant que le système de justice ne répondra pas aux besoins des victimes, il y en aura », tranche-t-elle.

 

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