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Sondage Som-Châtelaine : des femmes heureuses… mais à bout de souffle

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Quatre-vingts ans après l’obtention du droit de vote, 24 ans après l’adoption de la Loi sur l’équité salariale et 2 ans après l’élection d’un nombre record de députées à l’Assemblée nationale, les Québécoises se savent plus aptes que jamais à mener leur vie comme elles l’entendent. Du moins en théorie. Mais en pratique ? C’est une autre histoire.

Si on leur demande de résumer la condition des femmes dans leurs propres mots, elles s’empressent de se dire choyées par rapport à celles des générations précédentes ou d’autres régions du monde. Elles se trouvent libres, épanouies, indépendantes et fortes.

Mais pour peu qu’on les invite à formuler leurs souhaits les plus chers pour l’avenir, le ton change. Leurs réponses trahissent alors un sentiment d’étouffement une soif de se libérer du stress, des fins de mois difficiles, des carcans, de la pression d’être parfaite et performante en tout.

« Nous devons être des Superwoman, écrit une mère de famille monoparentale dans la trentaine. Exceller dans notre travail, ne pas nous absenter, ne pas amener les problèmes familiaux au bureau, être de bonnes épouses prêtes à satisfaire les moindres désirs et fantasmes de nos maris, être toujours joyeuses, bien habillées, mais économes, être des mères fantastiques et disponibles. Laissez-moi vivre. Je me sens comme dans une prison de verre. »

Les Québécoises sont peut-être libres en principe. Mais, en réalité, elles ont besoin d’air.

C’est l’un des paradoxes qui se dégagent de ce grand sondage SOM-Châtelaine mené auprès de 1 050 femmes francophones des quatre coins du Québec, âgées de 30 à 60 ans. À l’occasion du 60e anniversaire du magazine, nous avons voulu savoir comment se portent les Québécoises et ce qu’elles retiennent des combats que leurs prédécesseures ont livrés. Nous leur avons posé une quarantaine de questions sur leur vie professionnelle, familiale et sexuelle, leur expérience de la violence, leur vision du féminisme, leurs aspirations, leur degré d’anxiété et leur estime de soi. Nous leur avons aussi soumis des questions ouvertes afin qu’elles puissent exprimer librement leur pensée. Nous avons récolté des centaines de réponses éclairantes, lucides, souvent bouleversantes.

Le portrait qui en ressort est celui d’une femme relativement bien dans sa peau, mais essoufflée et ambivalente. Tiraillée entre l’injonction sociale de se dépasser et le besoin criant de ralentir le rythme. Entre le fardeau des responsabilités domestiques et l’hésitation à réévaluer les fondements de son couple. Entre la conscience aiguë des injustices et la réticence à se ranger dans le camp des revendicatrices.

Féministe, mais pas trop

Parmi les surprises que le sondage nous réserve, il y a la tiédeur des Québécoises à l’égard du féminisme. À peine plus d’une femme sur deux (55 %) s’identifie à ce mouvement, et seule une sur sept adopte l’étiquette sans réserve (14 % des femmes sont « tout à fait » d’accord pour se dire féministes, tandis que 41 % sont « plutôt » d’accord).

À une époque où des personnalités bien en vue de la superstar Beyoncé à la chanteuse Taylor Swift, en passant par le premier ministre Justin Trudeaune se gênent plus pour se déclarer féministes et en font même un pilier de leur image de marque, on aurait pu croire que le terme avait perdu sa connotation péjorative. Pas tout à fait. « Il y a encore une crainte de se faire cataloguer comme une radicale ou une militante qui déplace de l’air sur la place publique », explique Julie Fortin, coprésidente de la firme SOM.

La proportion de féministes est plus élevée chez les célibataires sans enfant (70 %), les diplômées universitaires (68 %), les femmes âgées de 30 à 39 ans (61 %) et les citoyennes du grand Montréal (61 %). Elle est plus faible du côté des femmes en couple avec enfant (50 %) et des résidantes de la grande région de Québec (43 %). « Québec a toujours été plus conservateur sur l’échiquier politique, enchaîne Julie Fortin, qui y habite. Alors, dans la tête de certaines, se déclarer féministe va peut-être à l’encontre d’autres convictions. Il faut dire aussi qu’une image négative du féminisme est entretenue par un certain discours médiatique propre à la région. »

Cela ne signifie pas pour autant que les femmes se moquent de l’égalité des sexes ou qu’elles croient la chose accomplie. Près des deux tiers d’entre elles (6%) estiment qu’en général, les femmes et les hommes ne sont toujours pas égaux au Québec.

Et si l’on se fie aux mots qu’elles utilisent pour décrire la situation, une idée semble faire consensus : malgré les progrès réalisés, écrivent-elles l’une après l’autre, « il reste du chemin à parcourir », et la vigilance est de mise. « Nous ne devons pas lâcher, parce qu’il suffit d’une crise pour que les femmes perdent leurs acquis », note une mère de famille dans la quarantaine, résidante de Québec.

On constate aussi une remarquable cohésion dans leurs préoccupations. En lisant leurs propos, on pourrait les imaginer dans une grande assemblée, se répondant, nuançant les paroles des unes ou renchérissant sur celles des autres. Il y aurait sans doute dans la salle une faction de traditionalistes qui trouvent les femmes trop exigeantes, comme cette quadragénaire de Montréal qui écrit : « Lâchez la patate, vous cherchez des bibittes pour partir la chicane. » Mais, dans l’ensemble, malgré leurs différences, elles s’entendraient sur un certain nombre de revendications.

Priorité à la violence faite aux femmes

Par-dessus tout, les Québécoises veulent vivre en sécurité, être rémunérées à leur juste valeur, et harmoniser leur vie familiale et leur vie professionnelle.

C’est ce qui ressort lorsqu’on leur demande de déterminer les combats féministes qu’elles jugent prioritaires. Trois enjeux se démarquent : la lutte contre la violence faite aux femmes (61 % des répondantes l’ont choisie dans leur top 3), l’équité salariale (53 % l’ont nommée) et la conciliation travail-famille (45 %).

« C’est certain que les féministes sont plus critiques que les autres, mais la majorité des femmes reconnaissent les problèmes. Qu’elles se disent féministes ou non, elles sont toujours au fait des conditions de vie des femmes et conscientes qu’elles n’occupent pas tout l’espace qu’elles devraient occuper »remarque Francine Descarries, professeure de sociologie à l’UQÀM et figure de proue des études féministes au pays.

Si la violence les préoccupe à ce point, c’est qu’elles sont nombreuses à l’avoir connue intimement. Deux femmes sur cinq (41 %) affirment avoir déjà été violentées physiquement ou sexuellement par un homme. Toutes ne sont pas égales devant ce fléau : chez les femmes aux plus faibles revenus, c’est 54 %.

Quant au harcèlement sexuel en milieu de travail, une femme sur sept dit en avoir subi à l’occasion ou régulièrement. Et une sur cinq chez les travailleuses les plus pauvres. « On est encore exposées à des blagues dégradantes, comme en 1970 », écrit une quinquagénaire de Montréal.

Le mouvement #MoiAussi semble cependant leur donner espoir. Trois ans après le déferlement de cette vague de dénonciations des violences sexuelles, la vaste majorité des femmes (85 %) ont confiance que les plaintes sont davantage prises au sérieux aujourd’hui, et près de la moitié (47 %) observent que les comportements des hommes autour d’elles ont changé.

« C’est une proportion appréciable, considérant que les femmes ne sont pas toutes entourées d’hommes qui ont besoin de modifier leurs comportements, dit Julie Fortin, de SOM. Ça montre que le changement est enclenché, même si ça ne va pas aussi vite qu’on voudrait. On l’a vu au cours des derniers mois : les employeurs se dissocient très rapidement de quelqu’un qui est suspecté d’inconduite sexuelle. La tolérance est beaucoup moins grande qu’avant. »

Entre l’intime et le public

La pression du corps parfait tourmente aussi bon nombre de Québécoises. Le tiers des femmes (et davantage chez les plus jeunes de l’échantillon) l’ont choisie parmi les causes féministes les plus pressantes, ce qui en fait le quatrième enjeu en importance aux yeux de nos répondantes. Près de la moitié des femmes (46 %) avouent d’ailleurs être insatisfaites de leur corps.

« On peut dire qu’on a fait la moitié du chemin, constate la sexologue Julie Lemay. Ces chiffres traduisent les effets du doute. On peut se trouver belle soi-même, mais être moins sûre d’être belle dans le regard des autres, surtout sur les réseaux sociaux, qui sont très axés sur l’image. » Seule une femme sur 10 ose se dire « tout à fait » contente de son physique ! « On parle de plus en plus de diversité corporelle, mais il reste beaucoup de travail à faire », ajoute-t-elle.

Le Québec a fait des progrès notables au chapitre de la représentation des femmes dans les sphères de pouvoir : elles sont actuellement à parité avec les hommes à l’Assemblée nationale, dans les conseils d’administration des sociétés d’État et dans la haute fonction publique. En revanche, elles sont encore largement minoritaires dans les directions et les conseils d’administration des entreprises. Ainsi, près du quart des participantes au sondage (23 %) jugent capital de poursuivre la bataille sur ce plan, à égalité avec celles qui ont retenu, parmi leurs priorités, le maintien du droit à l’avortement (23 %) et la lutte contre la pauvreté (22 %).

Du reste, quand on leur demande si, à leur avis, la société se porterait mieux s’il y avait davantage de femmes en politique, 83 % acquiescent !

Les femmes qui s’engagent en politique active favorisent l’émergence d’enjeux qui leur tiennent à cœur, selon l’essayiste Pascale Navarro, autrice de deux livres sur le sujet. « La preuve en est le comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, mis sur pied par des députées des quatre partis à l’Assemblée nationale. La Loi sur l’équité salariale en est un autre exemple », explique la formatrice au Groupe femmes, politique et démocratie (GFPD), organisme qui milite pour une plus grande présence féminine dans les lieux décisionnels. « S’il n’y avait pas eu de femmes en politique et si elles n’avaient pas travaillé ensemble, ce ne serait pas arrivéC’est la même chose pour toutes les causes qui concernent les femmes. Il faut en priorité qu’elles y soient plus nombreuses pour que ces dossiers soient pris au sérieux. »

Des embûches sur le marché du travail

Les femmes que nous avons interrogées qui traversent sans doute la période la plus active de leur vie professionnelle, étant donné leur âge ont conscience de ne pas être appréciées à leur juste valeur sur le marché du travail. Et à lire certains de leurs commentaires, elles s’en indignent. « Les patrons doivent cesser de nous sous-estimer, s’offusque une Montréalaise dans la cinquantaine. En général, on donne beaucoup plus que les hommes pour obtenir pas mal moins. »

Rappelons que les Québécoises gagnent l’équivalent de 73 % des revenus des hommes, qu’elles sont surreprésentées parmi les bas salariés, que les métiers majoritairement féminins sont moins bien payés que les occupations traditionnellement masculines et qu’à mesure qu’on monte les échelons des organisations, les femmes se font de plus en plus rares. C’est ce que confirment les données de Statistique Canada, de l’Institut de la statistique du Québec et de la société de conseil en gestion McKinsey.

Pas étonnant que plus du tiers (36 %) des participantes au sondage pensent qu’elles réussiraient mieux, professionnellement, si elles étaient des hommes.

Qu’est-ce qui bloque les Québécoises sur le marché du travail, au juste ? De quoi est fait ce fameux plafond de verre qui leur fait barrage ? Certains facteurs ressortent du lot, notamment la discrimination et les préjugés, mentionnés par 41 % des répondantes. On apprend d’ailleurs que plus du quart des femmes (29 %) en ont personnellement fait les frais, de temps à autre ou même souvent. La résistance des hommes et le manque de volonté des employeurs sont aussi parmi les obstacles les plus fréquemment invoqués.

Il faudrait ajouter à cela le climat pas toujours accueillant, voire hostile, de certains milieux de travail, estime Sophie Brière, professeure au Département de management et directrice de l’Institut Équité, Diversité, Inclusion, Intersectionnalité de l’Université Laval. « La femme sur un chantier de construction qui dîne seule dans son auto, ce n’est pas parce qu’elle a besoin d’être tranquille, dit-elle. Les travailleuses vont s’autoexclure lorsque le climat n’est pas bon. Et, finalement, elles ne vont probablement pas progresser. C’est aux gestionnaires à changer et à devenir des leaders plus à l’écoute, plus inclusifs. Ce n’est pas juste aux employées à faire leur place. »

Reste qu’une bonne proportion des répondantes (34 %) montrent du doigt le manque de confiance en soi des femmes pour expliquer leur stagnation sur le marché du travail. Pourtant, autre paradoxe, plus de 80 % des femmes disent avoir confiance en elles ! On a tellement répété, ces dernières années, que c’était à elles de se défaire de leurs doutes, de leur syndrome de l’imposteur, de leur perfectionnisme, bref, que le problème des femmes se situait entre leurs deux oreilles, que certaines ont fini par le croire, poursuit Sophie Brière. « C’est important d’avoir confiance en soi, mais ce n’est pas suffisant. Le marché du travail est fait pour le modèle de l’homme blanc hétérosexuel et on veut que tous les autres groupes correspondent à ce modèle, au lieu de le déconstruire. C’est comme essayer de faire entrer un carré dans un cercle. Et quand ça ne fonctionne pas, les femmes se disent que c’est leur faute. Mais les conditions ne sont pas toujours adéquates pour leur permettre de réussir. »

Une famille trop accaparante ?

Qu’elles soient riches ou pauvres, jeunes ou moins jeunes, résidantes de la métropole ou d’ailleurs, les femmes s’accordent sur une chose : la lourdeur des responsabilités familiales. Les deux tiers (65 %) des répondantes les considèrent comme l’une des principales barrières à l’avancement professionnel des Québécoises. C’est, de loin, le facteur qui recueille le plus ample consensus.

En fait, presque la moitié des femmes (44 %) estiment que leurs obligations familiales ont freiné leur propre carrière, une proportion qui grimpe à mesure que la taille du ménage augmente.

L’économiste Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration de la TÉLUQ, a étudié de près cette réalité. « Au départ, elles peuvent avoir choisi un métier qu’elles croient plus facile à concilier avec des enfants, parce que, déjà, elles se mettent dans la tête qu’elles vont avoir une charge plus lourde, explique-t-elle. Dans d’autres casje pense à des professionnelles dans de grands bureaux de qui on exige des heures très longues pour pouvoir progresser dans l’organisation, elles quittent pour aller chercher des postes de 9 à 5 ou se lancent à leur compte pour déterminer leurs propres heures. »

Ce n’est pas un hasard si les tracas les plus importants des Québécoises tournent autour du manque d’argent et de temps. L’insécurité financière est une source de stress majeure pour 40 % des femmes ; le manque de temps, pour 37 % d’entre elles. Il s’ensuit qu’elles sont nombreuses à privilégier soit l’argent, soit la flexibilité d’horaire lorsqu’on leur demande ce qu’elles souhaiteraient obtenir au travail, si elles devaient choisir une seule chose. Le reste – le plaisir, l’influence ou les défis, par exemple arrive bien plus bas dans la liste de leurs vœux.

Tout cela est lié : les soucis financiers, le sentiment d’être perpétuellement débordée, ce sont deux contrecoups d’un monde où les femmes assument plus que leur juste part des activités domestiques, au détriment de leur capacité à gagner leur vie convenablement… et sereinement. « Sur un an, les mères de jeunes enfants effectuent, en moyenne, 15 semaines de plus de travail ménager et de soins aux enfants que les hommes : 15 semaines de 35 heures ! rapporte la sociologue Francine Descarries. Ça veut dire probablement 15 semaines de moins de travail rémunéré. Et 15 semaines de moins pour travailler à la progression de sa carrière. »

 

On partage ?

Les Québécoises font donc une analyse somme toute lucide des entraves qui empêchent leur pleine émancipation dans la société. Mais il y a un angle mort qui se profile dans leurs réponses : le rôle de leur propre conjoint.

« C’est la variable numéro un pour avoir un meilleur équilibre entre la vie familiale et la vie professionnelle, dit Diane-Gabrielle Tremblay. Au Québec, les hommes ont un peu progressé dans certaines sphères bien choisies, comme les courses, les repas ou les activités ludiques avec les enfants. Mais la grosse différence, c’est que les femmes ont la responsabilité mentale de la famille. C’est une charge invisible, mais c’est la plus lourde. »

Or, le partage des tâches ménagères et familiales au sein du couple arrive seulement au huitième rang des chantiers qu’elles jugent primordiaux pour la condition des femmes : il n’y a que 15 % des participantes qui l’ont nommé parmi leurs priorités. Et cette préoccupation n’est pas plus dominante chez celles qui ont un conjoint et des enfants. « Les femmes ne se sont pas encore distancées de l’idée qu’elles sont les premières responsables de la famille, explique la sociologue Francine Descarries. Elles mettent donc en priorité la conciliation travailfamille, mais elles ne considèrent pas nécessairement que le conjoint soit la solution. »

C’est tout de même curieux puisque la plupart voient d’un bon œil que les hommes s’impliquent pour faire avancer l’égalité des sexes : 93 % disent que ceux-ci doivent s’investir davantage dans la lutte, et 75 % trouvent que le mouvement féministe devrait leur faire une plus grande place. Mais quels hommes ? Pas nécessairement ceux avec qui elles partagent leur vie.

Ainsi, on constate que, chez les femmes qui sont en couple, une majorité (55 %) rapportent qu’elles accomplissent plus de la moitié des tâches à la maison. Plus la famille s’agrandit, plus le déséquilibre s’accentue : lorsqu’il y a cinq personnes ou plus sous leur toit, 66 % des femmes disent en faire plus que leur conjoint. Gardons aussi en tête que les femmes ont tendance à sous-évaluer leur contribution, parce qu’elles se comparent instinctivement à des standards plus élevés, alors que les hommes sont plutôt portés à surestimer la leur, mentionne Diane-Gabrielle Tremblay.

Et pourtant, près des trois quarts (71 %) des femmes affirment que la répartition du travail domestique dans leur couple leur convient…

Faut-il s’en formaliser ? Pour la sexologue Julie Lemay, ces résultats pourraient traduire une réticence ou une incapacité à livrer la bataille là où ça compte le plus. Et c’est ce qui l’inquiète. « En 2020, c’est dans la sphère intime que le gros des combats féministes doit se passer, dit-elle. Si elles verbalisent leur insatisfaction à leur partenaire, est-ce qu’elles vont être entendues, est-ce que ça peut amener des changements ? Ou elles acceptent la situation parce qu’elles ne voient pas d’autre issue ? En consultation, j’ai vu de façon répétée des femmes qui lâchent prise parce que c’est beaucoup d’efforts, essayer d’impliquer davantage le partenaire. Elles prennent tout en charge, parce que ça va moins bouleverser leur dynamique de couple. Sauf que c’est épuisant à long terme. »

Je suis mère, donc je suis

Il faut dire que beaucoup de Québécoises demeurent attachées à l’idée que la maternité est essentielle à leur épanouissement. Et cette conception n’est peut-être pas étrangère au fait qu’elles s’accommodent de leur rôle malgré la surcharge. « La maternité peut être une source de valorisation très importante. Certaines font comprendre au conjoint qu’elles vont garder la main haute là-dessus : c’est mon congé parental, mes affaires, et je vais t’en donner si je veux », observe Diane-Gabrielle Tremblay, de la TÉLUQ.

Plus qu’une source de satisfaction, la maternité apparaît donc comme un pilier de leur identité, indissociable, pour les deux tiers des femmes, de l’idée qu’elles se font d’une vie réussie. Bien sûr, la majorité de nos participantes sont mères, mais parmi celles qui ne le sont pas, c’est encore le quart des femmes qui associent la maternité au fait de réussir sa vie.

Si l’on explore plus en détail le désir d’être mère, on s’aperçoit qu’une forte proportion (57 %) de celles qui n’ont pas d’enfant souhaiteraient qu’il en soit autrement. Chez celles qui sont mères, seules 5 % auraient préféré ne pas avoir d’enfant ou en avoir moins. Les autres sont heureuses de leur situation ou rêvent d’un bébé de plus.

« L’un des grands legs du féminisme, c’est d’avoir permis une certaine dissociation de la maternité et de l’identité féminine, souligne la sociologue Francine Descarries. Malheureusement, la plupart des gens pensent encore qu’une femme n’est pas complète tant qu’elle n’aura pas été mère. »

Peut-on tout avoir ?

« Mon plus grand désir est d’avoir un équilibre parfait entre famille, boulot et vie sociale, avec un certain confort financier et beaucoup de voyages ! » écrit l’une de nos participantes, une trentenaire en couple qui vit en région. Rien que ça ?

En lisant les aspirations que certaines femmes expriment, leurs espoirs de s’épanouir dans toutes les dimensions de leur existence, on se prend à penser à un classique de la chanteuse acadienne Angèle Arsenault, hymne formidable à la liberté, populaire dans les années 1970 : « Je veux toute toute toute la vivre ma vie / Je ne veux pas lemprisonner / Jla veux toute toute toute pas juste des ptits boutes / Je veux toute toute toute la vivre ma vie. »

Est-ce illusoire de croire qu’on peut tout vivre, prendre soin d’une famille, veiller sur des proches vieillissants, se réaliser au travail et dans ses passe-temps, tout en maintenant son équilibre ? Aux yeux de certaines, le mouvement féministe, censé avoir donné aux femmes le loisir de tracer leur propre route, n’a fait qu’ajouter de nouveaux devoirs à ceux qu’elles avaient déjà. « Le féminisme a manqué son coup, conclut une participante, une mère dans la cinquantaine. L’exigence professionnelle, scolaire, familiale, monétaire, la vie de couple… On a juste augmenté les tâches des femmes. »

Alors, elles sont nombreuses à se sentir poussées à bout. Environ la moitié des répondantes estiment leur degré d’anxiété habituel à au moins 7 sur une échelle de 10. Les femmes à faible revenu sont encore plus tendues : 18 % d’entre elles évaluent leur niveau de stress à 9 ou 10, contre 9 % dans l’ensemble de notre échantillon. Et nous avions précisé dans la question de ne pas prendre en considération la pandémie de COVID-19 !

Heureusement, 9 femmes sur 10 pensent pouvoir compter sur leurs proches ou leur réseau social en cas de pépin. Et puis… un verre de temps en temps leur procure sans doute un certain apaisement, quoique éphémère. Presque la moitié des femmes prennent de l’alcool au moins une fois par semaine ; 1 sur 10 boit tous les jours. Le cannabis, c’est moins leur truc : une femme sur cinq environ en consomme et, pour la plupart, seulement quelques fois par année.

Changer d’air

Si seulement elles pouvaient prendre le large ! Ou juste un peu d’air. Les Québécoises sont nombreuses à nourrir ce genre de fantasme. Selon notre sondage, plus des trois quarts d’entre elles rêveraient de changer leur vie d’une manière ou d’une autre : 31 % feraient volontiers le tour du monde ou partiraient vivre à l’étranger, par exemple ; 42 % diraient avec joie « bye bye boss », que ce soit en trouvant un nouvel emploi, en retournant aux études, en prenant un congé sabbatique ou en cessant de travailler.

Quand on les invite à détailler leurs rêves les plus fous, les Québécoises ne manquent pas d’inspiration : « Prendre ma retraite dans une petite maison en Italie. » « Acheter une ferme. » « Vivre en autarcie dans le bois. » Les valeurs humanistes comme l’égalité, la justice et la protection de l’environnement occupent aussi une place de choix dans leurs réponses – personne ici n’aspire à dominer le monde ou à se remplir les poches.

Plusieurs font le vœu tout simple de combler leurs besoins élémentaires« pouvoir vivre et non pas survivre financièrement, écrit l’une d’elles, et me payer des vacances afin de me reposer un peu » –, un but encore inaccessible pour beaucoup.

Et toujours, en trame de fond, le désir lancinant de ralentir pour se rapprocher de leurs êtres chers et d’elles-mêmes. Comme le formule une participante, « avoir le temps de voir passer le temps ».

Dans la grande assemblée imaginaire se retrouvent les femmes de différents âges, milieux et régions qui ont répondu à notre sondage, nous en verrions certaines, les meneuses de claque du groupe, se lever et crier des encouragements à la ronde. Comme ces femmes qui ont laissé ces quelques mots en commentaires : « On lâche pas, on continue, on est capable de tout ! » « Il faut rester debout ! » « N’arrêtons pas de nous faire entendre. »

Leur énergie sera-t-elle contagieuse? Verra-t-on les Québécoises, ces prochaines années, se contenter de leur situation « pas parfaite, mais mieux qu’ailleurs » ou continuer à se battre pour une pleine égalité pour une vie où elles pourront se sentir libres, pour de bon et pour de vrai ? On s’en reparle dans 60 ans…

Pas tout à fait le nirvana

Et au lit, elle est épanouie, la Québécoise en 2020 ? Oui et non. Car un nombre appréciable de femmes disent avoir des désirs inassouvis. Bien que la majorité (58 %) soient satisfaites de la fréquence de leurs rapports sexuels, près de 40 % des Québécoises souhaiteraient faire l’amour plus souventet c’est aussi le cas du tiers des femmes qui sont en couple.

Étrangement, 85 % des femmes disent n’être que rarement ou jamais attirées par quelqu’un d’autre que leur partenaire. Même pas un petit fantasme passager ? « On est habitées par un désir, mais c’est comme si on vivait avec des œillères, s’étonne la sexologue Julie Lemay. Donc, du désir, oui, mais pas trop, et à l’intérieur de certains paramètres. Il y a là quelque chose de réprimé. »

Les Québécoises font aussi preuve d’une certaine timidité face à la pornographie : 58 % n’en regardent jamais, et seulement 14 % en consomment chaque mois ou chaque semaine (quoique les femmes de 30 à 39 ans, elles, sont 26 % à en visionner régulièrement). « L’offre actuelle de porno est souvent conçue dans l‘œil de l’homme hétérosexuel, poursuit Julie Lemay. Mais la pornographie est un domaine très vaste. On gagnerait à parler davantage de porno féministe, par exemple. »

Les femmes sont plus dégourdies en ce qui concerne les jouets sexuels : le quart de nos répondantes en utilisent au moins une fois par mois.

On ne peut pas dire non plus que les Québécoises vivent toutes l’extase au lit. Les deux tiers d’entre elles disent atteindre l’orgasme « souvent » lorsqu’elles font l’amour ; le quart l’atteignent juste à l’occasion, et 12 % rarement ou jamais.

C’est d’autant plus décevant que 95 % des hommes hétérosexuels, eux, jouissent toujours ou la plupart du temps lors d’une relation sexuelle, selon une récente étude américaine. « On a encore la conception qu’une relation sexuelle “complète, c’est un rapport avec pénétration et éjaculation. Mais ce modèle sert plus la satisfaction des hommes au détriment de celle des femmes », rappelle Julie Lemay.

Fait intéressant, les plus jeunes femmes sont les moins susceptibles d’atteindre le septième ciel avec un partenaire, tandis que celles qui sont dans la quarantaine sont les plus comblées. C’est l’âge auquel, selon la sexologue, les femmes s’approprient leur corps et explorent de nouvelles façons de se donner du plaisir.

Ce « fossé orgasmique » est donc un autre territoire que les Québécoises gagneraient à conquérir… si jamais elles en trouvent le temps et l’énergie !

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