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Yêu (ou aimer amoureusement): un conte de Noël signé Kim Thúy

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Photo: Matteo Colombo/Getty images

Il était amoureux d’elle. Follement. Elle était amoureuse de lui. Tout autant.

Lorsque la frontière qui séparait le Vietnam en deux a été effacée par les tirs de l’ennemi, ils étaient au début de leur amour, qui se manifestait tantôt à travers une roche ramassée sur le bord d’une rivière ou un cœur taillé dans une feuille de bambou, tantôt dans les dix grains de sable ayant glissé entre leurs doigts… Ils devaient garder leur amour secret parce qu’elle était une jeune étudiante et lui, un jeune médecin en service militaire, parfois obligé d’aller au front se battre contre la violence avec des bistouris et des seringues.

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Il était tombé amoureux d’elle le jour où il l’avait aperçue, alors qu’elle franchissait le seuil de la cour de l’école, tachée d’encre mauve. Elle tenait le flacon et avait la ganse du couvercle à l’index droit quand celle-ci avait cédé. Son uniforme blanc s’était aussitôt transformé en un tableau des grands maîtres de l’abstrait, une forme d’art encore étrangère à Huê, cette ville impériale qui avait le rôle de préserver les traditions millénaires de la culture vietnamienne.

Il l’avait attendue patiemment à la sortie des classes, avec un nouveau pot d’encre dans les mains. Elle avait rougi. Elle avait souri. Et tout avait été dit.

Il lui a promis qu’il lui reviendrait après sa mission médicale au front. Elle l’aurait attendu toute sa vie dans sa ville natale si son père ne l’avait pas traînée de force jusqu’à l’aéroport ce jour-là. Les gens couraient sur le tarmac, se bousculant pour s’assurer une place dans l’avion alors que les bombes déchiraient le ciel. Elle courait sans pourtant vouloir quitter le seul endroit où il pourrait la retrouver. C’est à cette pensée qu’elle a trébuché. Ses mains n’ont pas pu retenir la boîte métallique de biscuits danois qui protégeait son amour de la violence de la guerre. Les lettres de son amoureux portaient désormais la trace des souliers et du chaos de cette course. Malgré les cris et les hurlements de ses parents, elle a tout ramassé avant de les rejoindre : de la petite barrette offerte pour son anniversaire à la corde tressée et nouée en bague de promesse.

Elle a pleuré jour et nuit pendant des semaines dans un coin de la chambre de sa cousine. Jusqu’au jour où, par le plus grand des hasards, son père a croisé sur un trottoir son amoureux, lui aussi à la recherche de la prochaine ville où s’abriter. Les parents ont autorisé leur mariage afin de souligner leurs retrouvailles inespérées, voire miraculeuses.

Les parents ont pu assister à la naissance des jumeaux, mais n’ont pu les voir grandir. La nouvelle petite famille avait dû s’enfuir à la fin de la guerre, car elle était du côté des perdants et le jeune médecin était accusé d’avoir opéré, amputé et ressuscité des soldats ennemis.

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Une nuit, ils se sont enfuis dans un bateau et les vagues les ont transportés jusqu’à une île au large de Hong Kong… où les vents les ont fait par la suite atterrir à Montréal. C’est dans cette ville qu’ils ont appris le sens de l’expression « le rêve américain », soit la possibilité de rêver. Ils étaient dix dans un appartement de deux chambres, à rêver ensemble. Afin de permettre au médecin de se concentrer à l’écart de la famille colocataire, qui travaillait jour et nuit à confectionner des jeans dans le salon, ils ont transformé la garde-robe de leur chambre en bureau. Un refuge où il pourrait absorber et mémoriser tout le matériel pour se préparer à l’examen d’évaluation du Conseil médical du Canada. Sa femme partait très tôt le matin pour son emploi de jour, serveuse dans un Dunkin’ Donuts ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le soir, elle époussetait les bureaux, vidait les corbeilles et passait l’aspirateur dans les grandes tours du centre-ville.

Peu importait l’heure à laquelle elle revenait à la maison, elle s’arrêtait toujours dans l’entrée devant l’escalier pendant quelques minutes afin de reprendre son souffle et, surtout, de redevenir la jeune amoureuse qu’elle avait déjà été. Elle tenait à ce qu’il ne voie que la légèreté de cette jeune fille à la robe maculée d’encre et non pas cette femme qu’elle était devenue avec sa chemise brune en polyester tachée de chocolat et de gras. Elle croyait que son sourire pouvait épargner à son amoureux le poids de sa fatigue. Elle voulait que sa bonne humeur rappelle à tous qu’ils marchaient ensemble vers le plus beau des rêves. Elle avançait ainsi sans compter les jours, puisqu’un lundi ressemblait à un vendredi et un dimanche, à un mercredi. Son seul indicateur du temps était la décoration sur les beignes : des cœurs à la Saint-Valentin, des couleurs pastel à Pâques et, tout spécialement, le vert des sapins de Noël dès la fin de novembre. Un mois plus tard, quand le soir de la fête arrivait enfin, le rouge des bonnets accrochés aux portes d’entrée avait terni, les guirlandes étaient alourdies de poussière et les clients, blasés du « Joyeux Noël » répété en boucle et vidé de son sens. Elle acceptait toujours de faire deux quarts de travail ces soirs de grande fête puisqu’elle ne refusait jamais de remplacer les collègues qui tenaient à ces congés.

Son dernier réveillon au Dunkin’ Donuts a été marqué par une température glaciale. Elle est rentrée à la maison avec la sensation d’avoir perdu ses membres, mais aussi son courage. Contrairement à l’habitude, son mari et ses enfants, qui l’attendaient ce soir-là dans les marches, ont vu ses cils lourds de larmes. Ils l’ont conduite dans leur chambre et, sans l’alléger de ses vêtements d’hiver, lui ont demandé d’ouvrir la porte de la garde-robe. À l’intérieur, le tabouret qui servait de table avait été remplacé par un petit sapin en plastique qui avait certainement vécu de nombreuses années ailleurs. Malgré l’usure du temps, ses branches pouvaient encore tendre fièrement la lettre annonçant la fin d’une étape de leur vie, la fin des études dans la garde-robe. Elle s’est effondrée devant cette nouvelle comme si son corps l’avait abandonnée, comme si elle pouvait enfin cesser de maintenir son regard sur le rêve sans oser cligner des yeux.

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Trente ans plus tard, elle court encore, mais plus après des rêves. Elle court dans sa maison en pierre et en marbre pour faire cadeau d’une cape de Superman à son petit-fils aîné, d’un ballon à son deuxième, d’une robe en organza à sa petite coquette et de crayons à l’artiste en herbe. Elle court à gauche et à droite comme si elle avait encore dix-sept ans. Le seul endroit où elle s’arrête, se fige même, se trouve devant la garde-robe normalement inutilisée de la maison. Chaque Noël, c’est là que se cachent les présents qu’on lui offre.

Il y a un an, ses enfants ont voulu raconter leur histoire familiale à leurs propres enfants. Ils avaient pensé rassembler les photos en album, composer une chanson, dessiner leur parcours sur une carte, faire une vidéo… Finalement, ils ont choisi de cacher dans la garde-robe un arbre de Noël fabriqué de beignes au glaçage multicolore. Les enfants ont mordu les beignes à pleines dents directement sur l’arbre, à l’intérieur du petit espace.

Elle a tout de suite été frappée par l’odeur particulière et caractéristique de cette sucrerie, qui l’avait maintes fois étourdie quand le néon du comptoir clignotait trop vite ou qu’elle essuyait le dixième café renversé par terre. Marquée par ce souvenir, elle a cru que la nausée allait la secouer de nouveau. Étonnamment, son corps a pu réinterpréter ce souvenir, ce qui l’a poussée à marcher jusqu’à ses petits-enfants et à dévorer sans retenue le trou-de-beigne placé au sommet de la structure. La confiture de fraises a jailli dans sa bouche, comme une fontaine de bonheur.

Après deux romans (Ru et Mãn) et un recueil (À toi), Kim Thúy sortira un nouveau livre le printemps prochain aux éditions libre expression.

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