En 2013, les hauts et les bas de son odyssée ont fait le tour du monde : pendant plus de quatre mois, elle a ramé en solitaire sur l’immensité de l’océan, bravant ses démons et des vagues gigantesques, croisant baleines et paquebots. Qu’est-ce qui a poussé cette Montréalaise asthmatique dans la mi-trentaine, une préposée aux béné-ficiaires en hémato-oncologie à l’-Hôpital Sainte-Justine qui avait peur de l’eau, à se lancer un tel défi ? Comment a-t-elle vécu le raz-de-marée médiatique qui a suivi sa traversée ? Mylène Paquette dit tout dans Dépasser l’horizon, sa biographie, qu’elle a rédigée comme elle a affronté l’Atlantique : toute seule.
CHAPITRE 1
[...] Entre mes collègues et les bénéficiaires, je n’arrive pas à trouver ma place, à me sentir à ma place. Je suis inutile parmi tous ces gens qualifiés, et impuissante devant toutes ces souffrances. Et plus je fréquente les événements de la vie, ceux de la vie des autres, plus j’ai le sentiment qu’il manque quelque chose à la mienne, quelque chose d’absolu. Même si j’ai l’impression d’aider les autres, que l’on peut compter sur moi, même si je suis en contact avec des enfants merveilleux et pleins d’amour, il me manque quelque chose. J’envie ces gens hautement qualifiés si importants pour d’autres. Je ne me sens importante pour personne. Comme employée d’un énorme centre hospitalier, je suis un numéro. Je « calle malade » ? 0793 ! Où est mon horaire, mon choix de vacances, où sont les choix de remplacements ? Mon nom, aligné sous ceux des autres préposés, mon numéro juste à côté : 0793. Même si je me sais appréciée tant par les familles, les malades que par les équipes de soins, je veux être indispensable, unique, irremplaçable. Je ne me sens pas à la place dessinée pour moi, mais -plutôt spectatrice de la vie des autres en attendant la mienne. Je remplace, je sers à combler des vides, des besoins. J’éprouve cette étrange sensation d’être à l’écart de mes collègues, d’être à l’écart de moi-même. Je me sens incomplète, insatisfaite. Je suis souvent mal, triste, instable. Je cherche quelque chose, quelque chose d’absolu. Quelque chose qui me ressemble. J’ai le sentiment que ma vie est ailleurs, que ma vie m’attend quelque part. J’espère que quelque chose se produira afin que je prenne mon envol et que je sois enfin moi-même.
[...] Mai 2006. Assoiffée d’originalité, je cherche un défi. Un défi à hauteur de femme. J’explore Internet. Influencée par des navigateurs, j’étudie le monde de la voile pour y dénicher quelque chose de singulier. D’abord inspirée par une femme, je découvre que Dee Caffari poursuit présentement son tour du monde d’est en ouest, seule sur son grand voilier de course de classe internationale. Cette femme appartient à cette trempe de marins d’envergure qui parcourent le globe en solitaire. Son exploit m’émeut. Je suis épatée par le parcours de certaines. Là où d’autres ont grandi sur les quais à faire des nœuds avant d’apprendre à écrire, d’autres n’amorcent leur carrière que très tard dans la vie. Celles-ci prouvent au monde entier et à moi-même que tout est possible. Je peux donc moi aussi me lancer un défi monumental et le réussir. Quelque chose m’attire dans cette solitude extrême. Rien que la mer et soi-même. Je tente d’imaginer le quotidien d’une femme dans cet univers sans bornes. Mes idoles m’inspirent à être, à mon tour, une pionnière, à faire quelque chose de différent et de fidèle à moi-même. Quelque chose de féminin, aussi délicat et raffiné que difficile et complexe. La fougue de ces héroïnes, leur sérieux et leur discipline m’interpellent beaucoup. J’ambitionne. Pour découvrir l’histoire des grandes dames de l’océan, quelques mois plus tôt, j’ai tapé les mots : first woman sailing solo. Maintenant, pourquoi ne pas retaper ces mots en français ? [...]
L’image qui apparaît alors me coupe le souffle. J’ai soudainement le vertige et tout se met à tourner. Je pousse brusquement mon portable sur la table à manger et me lève d’un bond ; ma chaise se renverse derrière moi. Non. C’est pas possible ! En observant l’image attentivement, on peut comprendre un peu mieux le bolide ; cet objet massif, qui ressemble à un énorme kayak, est muni de deux rames minuscules, une posée de chaque côté. Une silhouette est présente au centre de la barque. Pas de mât, pas de voiles. Qu’une simple femme, une coque de noix et des vagues d’une infinie bleuté. Bateau minuscule, immense océan. La seule question qui campe dans mon esprit est : « Quand vais-je y arriver ? » [...]
CHAPITRE 10
(Elle y est arrivée, un peu par miracle, surtout par acharnement. Le 6 juillet 2013, Mylène quitte le port d’Halifax.)
[...] Depuis quelques minutes à peine, je suis officiellement seule. Je n’ai pas le temps de savourer mon rêve qu’un premier défi se dresse en moi. Je me sens soudainement envahie par une vague d’inconfort. Je tente d’en faire abstraction et d’ignorer le tout, comme si mon attitude pouvait décourager sa croissance. Je tire un bout de pain de mon sac et le mastique vigoureusement en essayant tant bien que mal de repousser l’inévitable. J’ai à peine le temps de réfléchir à comment faire face au problème que je suis déjà malade. Exactement comme l’an dernier. Nous étions à peine sortis de la marina de Noirmoutier, en France, que j’avais déjà la tête entre les genoux. Comme si, aussitôt dans l’aventure, au moment où je réalise que c’est commencé, je ne réponds plus de ma santé. C’est le stress, j’en suis sûre. J’essaie de ne pas me servir de ma tête, de laisser mon esprit vagabonder, de ne penser à rien, de tomber dans la lune, de sortir de moi. Entre deux coups de rame, je suis encore malade.
J’essaie de me souvenir du conseil ultime : les trois F. La faim, le froid, la fatigue, sans oublier le stress. Il faut m’en garder à l’abri le plus possible. Pour la fatigue, c’est perdu d’avance, je suis déjà épuisée. À mon exténuation des dernières semaines s’ajoute un stress omniprésent, celui d’être dans ce nouveau contexte, ce nouvel écosystème.
Je reste à mon poste de rame en m’accordant de petits moments allongée sur le dos, où je garde les yeux fermés. Après quoi je me rassois pour m’obliger à ramer. Ce petit jeu dure des heures. Contrainte par le doute que mon éloignement des côtes soit suffisant pour me protéger d’elles, je ne me sens pas encore en sécurité. J’ai besoin de ramer le plus loin possible pour être en lieu sûr. J’ai peur aussi de m’endormir et de manquer un changement de cap important, ou encore de m’approcher sans le savoir d’un autre navire. Je stresse. Malgré moi, je fais tout pour que le mal de mer s’installe de plus belle. Je me sens idiote d’avoir joué les malignes et d’avoir été trop orgueilleuse pour appliquer mon timbre contre les nausées hier depuis la chambre d’hôtel. J’étais convaincue que j’allais gérer la situation. J’étais aussi craintive de ressentir les effets secondaires que j’avais éprouvés par le passé à leur utilisation : somnolence et problèmes oculaires. Non, je ne voulais pas avoir la vision embrouillée.
Devant ce premier obstacle, je me déçois moi-même. J’ai déjà des regrets, 12 heures après avoir largué les amarres. Après d’innombrables heures de bataille entre mal de mer et ténacité, j’abdique dans la noirceur de la nuit. Un à zéro pour le mal de mer.
Les Éditions La Presse, 2014
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